«Notre combat d'avant-garde est devenu, dans la régression généralisée, une résistance d'arrière-garde» Edgar Morin, philosophe humaniste. Cela ne sert à rien de ressasser un postulat qui a déjà été confirmé auparavant concernant la citoyenneté, la construction de la nation et le savoir-vivre collectif en société, à savoir que la crise algérienne est d'abord et surtout d'ordre culturel. Je persiste et je signe là-dessus. Mais force est de constater que nos maux actuels vont s'aggravant chaque jour davantage si l'on n'y revienne pas. Le brouillard du matérialisme qui squatte les mentalités de nos citoyens et de nos responsables fait en sorte que les idéaux d'antan soient en dégénérescence, les valeurs du patriotisme et d'attachement au pays tombent, et la gangrène avance à grands pas. Entre effets mortifères et anesthésiants de la rente, défaillance du système éducatif, séquelles de la guerre civile et des traumatismes antérieurs, démobilisation citoyenne sur fond d'épuisement, absence de syndicalisme, éparpillement de mouvements sociétaux structurés ou leur «parasitage» par des cercles politico-affairistes véreux, rareté de comités de quartiers, etc., il ne reste que le grand néant de l'inconnu. L'école étant enrhumée, l'université en panne, la culture fermée aux petites bourses et ne sentant guère l'odeur d'oseille aux yeux de nos fausses grosses fortunes. En outre, la société, la nôtre, se noie dans «une forme active de bigoterie et de moralisme» qui cache, il est vrai, un esprit capitaliste mal assumé. Quoiqu'égalitariste par principe et par traditionalisme, cette dernière s'échine sous les vents contraires du globalisme sauvage à épouser, sans les revendiquer bien sûr, beaucoup d'aspects, jusque-là étrangers, des «réflexes macdonaldisés». A ce titre, l'hypocrisie sociale s'est transformée en nouveau code de route des Algériens dans leur rapport aux mœurs, à la religion et à la vie en général. Or il est clair que la société en tant que construction sociologique au long cours n'est pas seulement le lieu où s'exprime le penchant vers le profit et la conflictualité des relations entre individus mais aussi l'espace de «la délibération publique» par excellence pour emprunter le mot du philosophe italien Guido Calogero (1904-1986). Autrement dit, le lieu idéal où la volonté de comprendre l'autre relève d'une règle absolue. Ce que le philosophe lui-même appelle «éthique du dialogue», laquelle sous-tend le principe transcendantal de la démocratie. Sans tomber dans les discours catastrophistes, le processus de dégradation tous azimuts dans lequel s'est engagé notre pays jure cruellement avec cette idée-là ou, du moins, son cheminement. L'élite ou ce qui semble l'être est en retrait. Et face à elle, un vide sidéral en matière d'engagement, d'implication et de communication sociétale gagne de plus en plus des pans entiers de la plèbe et de cette «pseudo» société civile. On dirait un autisme à multiples facettes qui s'inscrit dans la durée. Celle-ci, la société civile s'entend, n'a jamais tenté par exemple de prendre les devants de la scène afin d'amortir les souffrances sociales des citoyens ni d'aller à la rencontre des masses, en faisant de «l'effort de compréhension» une exigence morale. Ne dit-on pas d'ailleurs que comprendre une question constitue la moitié de la réponse? Après, vient l'inextricable nœud de la communication. La liberté de critiquer, de convaincre, de polémiquer, ou simplement de donner son avis sur tel ou tel sujet sensible, si elle existe réellement aujourd'hui chez nous, demeure toutefois soumise au diktat de la censure et des pressions de toutes sortes. Ce qui doit être une priorité est jeté carrément à la poubelle. Or il est à rappeler que la parole est le carburant qui consolide les liens sociaux dans le respect mutuel de la diversité. Et puis, une communication dans les normes démocratiques ne permet-elle pas d'éviter les palabres inutilement conflictuelles et les scènes hystériques de bagarres et de troubles qui caractérisent nos émissions tv, nos mairies, assemblées de wilayas, parlement, etc? A vrai dire, le droit à la parole est bien plus vital que le droit à un toit ou à de la nourriture. La parole est une soupape de sécurité. Un défouloir qui, s'il est réglementé, est à même de donner du tonus aux fondations de la démocratie. Le philosophe John Dewey (1859-1952) la définit même comme «l'indestructible principe de la communication humaine». Mais pourquoi revient-on sans cesse sur ces concepts théoriques? N'importe qui dira qu'on en a marre d'entendre les mêmes choses sans vision pratique ni regard futuriste. Les constats étant maintenant faits, il va falloir aller au charbon. Autrement dit, le concret, le terrain, la réalité crue de l'Algérie profonde, ce que subissent ces milliers d'enfants qui, faute de moyens et habitant des zones enclavées, ne peuvent pas encore aller étudier en 2016, le chômage des jeunes, l'inculture, le marasme des familles en éclatement, la délinquance dans les quartiers, le poids de l'exil des cadres, la hogra quotidienne, l'insécurité dans nos grandes villes, l'impunité, etc. En Algérie, me dit avec une ironie mordante un ami septuagénaire retraité, chercher une place au parking pour sa voiture est un problème, stationner en est un autre. Et ne parlons pas, continue-t-il pathétique, «si tu as affaire à un policier ou un gendarme qui veut te dresser un pv sur la voie publique ou si tu veux te renseigner sur ton enfant à l'école ou tenter d'y fonder une association de parents d'élèves, trop compliqué mon ami!». Certes ce qui a été dit étant vrai et que la faute nous incombe tous mais il n'en demeure pas moins que moins justifié, voire moins convaincant. Pourquoi? Car, à mon humble avis, à partir du moment où l'on n'arrive pas encore, nous les Algériens, à s'asseoir autour de la même table afin de discuter de nos problèmes, sans excès de colère, violence de propos, impulsivité, diffamation ou injure, il serait justement trop tôt de parler de pratique du terrain. La culture démocratique est une pédagogie qui s'apprend tous les jours à l'école, la rue, les administrations, les stades, les institutions de l'Etat, etc. Et pour cela, il va falloir qu'il y ait une élite aussi solide que structurée et des relèves intergénérationnelles. Ce serait le remède si l'on ne voulait pas, bien évidemment, dépendre éternellement de ces autres, des Occidentaux en particulier. Encore faudrait-il le rappeler pour la énième fois en ce papier, l'élite est l'échine dorsale de la société, son oxygène, ses poumons, son scaphandre! Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955) distingue dans son célèbre ouvrage «La revuelta de la masas» (la révolte des masses) l'homme de minorité et l'homme de masse. Tandis que le premier a une forte exigence morale vis-à-vis de lui-même, le second n'est qu'un produit inerte et agglutiné, né de l'agglomération et de l'homogénéisation des phénomènes. En ce sens que cette exigence de l'homme de minorité lui permet d'être «un individu», c'est-à-dire, un homme de marge qui se confronte et aspire à la difficulté. D'ailleurs, la solitude méditative est l'un de ses attributs. Celle-ci est considérée selon l'avocate Gisèle Halimi comme un besoin nécessaire pour le créateur, l'intellectuel, l'artiste, l'homme de progrès, le militant avant-gardiste, etc. Or l'homme du commun, «le barbare» selon Gasset, se complaît, lui, dans la répétition lassante, la vulgarité, la spontanéité, la réactivité irraisonnée, etc. Bref, un homme générique qui n'éprouve aucune angoisse ni doute existentiels par rapport au monde qui l'entoure. Son unique bonheur, c'est de se retrouver identique aux autres. Le hic dans tout cela est que durant les «phases d'absence» qui rythment la roue de l'histoire, autant dire, les périodes creuses qui voient les élites s'éteindre et périr, la démagogie plébéienne, les conservatismes de toutes sortes, les prurits autoritaires, les pensées archaïsantes, les extrémismes, etc., remontent à la surface. Ce qui met à la proue du bateau des hommes archaïques et à la vision étriquée. Ces derniers en tireront amplement profit pour consacrer le règne de la médiocrité (ce qui se passe actuellement en Algérie). Cela le philosophe Ortega y Gasset l'appelle à juste raison «l'invasion verticale des barbares». A long terme, cet échange arbitraire de rôles provoquerait l'anomie du système et son adoption de modèles exogènes, bien loin des vraies valeurs de sa société, ses dogmes, son identité, ses manières de vivre et de perception de l'avenir commun. Un genre de plagiat sauvage, sans morale ni scrupules «pendant des siècles, écrit l'essayiste sénégalais Felwine Sarr (voir Jeune Afrique N°2878, p83), nos cadres de référence et nos systèmes de signification ont été détruits ou minorés. On nous a convaincu que tout ce qui émanait de notre histoire n'avait aucune valeur et que pour l'être, on devrait être des photocopies d'autrui. Il y a encore une telle haine de soi qu'on évalue ces différentes options qui s'offrent à nous en choisissant systématiquement ce qui vient de l'Occident». Voilà notre malheur.