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Le divorce des élites en Algérie
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Publié dans El Watan le 10 - 12 - 2011

«Un peuple ne peut pas choisir entre différents styles de vie. Ou il vit conformément au sien ou il ne vit pas.»
José Ortega y Gasset (1883-1955) philosophe espagnol
C'est le titre de l'un des chapitres de l'ouvrage L'Afrique sans la France, de l'intellectuel et homme politique centrafricain, Jean-Paul Ngoupandé, qui m'a inspiré l'idée centrale de cet article. En effet, la réalité africaine n'est pas bien différente de celle de l'Algérie. Depuis bien longtemps, l'élite au singulier ou les élites au pluriel sont écartelées entre des idéologies étrangères à l'âme et à l'esprit de notre culture locale. Massinissa (238-148 av. J.C.), le roi numide, connu pourtant pour ses tentatives incessantes de réunification de la Berberie ancienne n'a, aurait-on dit, jamais écrit en berbère (le punique fut l'unique langue véhiculaire et vernaculaire du royaume) et Juba II (52 av- 23 ap J.C.), le roi éclairé et cultivé de la Maurétanie ancienne eut même essayé de romaniser l'Afrique du Nord, tandis qu'au beau milieu des années 1980, les programmes scolaires et universitaires de l'Algérie indépendante sont directement télescopés du «bréviaire baâthiste» moyen-oriental, pour reprendre à mon compte l'excellente expression du penseur algérien Mostefa Lacheraf (1917-2007) bien que les élites qui les aient dispensés étaient pour la plupart formées à l'école française.
L'Algérie est un pays de flagrantes contradictions, un pays qui, pour emprunter un mot consacré, est en train de se défaire avant de se faire et dont les élites ont failli à leur devoir patriotique de reconstruction nationale. Néanmoins, c'est grâce à ces contradictions que l'on pourrait arriver à en comprendre les mécanismes du fonctionnement sociologique. De nos jours, le mythe de l'élite reste une des énigmes insolubles et indéchiffrables de la crise algérienne. L'intelligentsia est en retrait par rapport à l'espace des défis de la modernité et les masses sont totalement en dehors de la pensée et de ses préoccupations basiques. Le tout échafaudé dans un simulacre de jeu de chat et de la souris. A preuve que le nombre toujours croissant de compétences qui sortent des universités et facultés n'arrive même pas à en calfeutrer les moindres failles. C'est une situation dramatique dans la mesure où «le fantôme du
chaos» guette et tracasse inlassablement les esprits de nos citoyens.
D'aucuns parlent de l'urgence du changement radical du régime en place, alors que la réalité sociale d'aujourd'hui prouve que, si celui-ci part prématurément et du jour au lendemain, sans préparation psychologique adéquate ni «dénivellement» approfondi du terrain politique, l'Algérie risquerait de s'enfoncer encore davantage dans les abîmes du sous-développement et de la régression. Mais pourquoi ? Certes, la réponse dépasse le cadre restreint de cet article, mais quand même, il serait question ici d'en avancer quelques pistes et hypothèses. Ce qui est, d'entrée de jeu, intéressant à mettre en évidence est le fait qu'indépendamment du contexte géopolitique et géostratégique, fort contraignant, si bouillonnant et si complexe où se trouve l'Algérie en temps actuel, il est maints autres facteurs handicapants, larvés ou apparents, qui ont empêché par le passé et continuent de barrer la route à l'espoir d'une sortie de la crise. On n'a plus besoin de théories politiques dernier cri, ni de paradigmes socioculturels bien ficelés, ni encore moins d'analyses politiques raffinées pour comprendre le malaise qui ronge les os de l'Algérie actuelle, mais d'un simple travail de repérage et d'assemblage de données sociales éparpillées ça et là et que tout un chacun pourrait constater par lui-même.
L'une des premières remarques que l'on peut lâcher volontiers est que les élites dans notre pays sont «corrompues» et «corruptibles». Ce phénomène devrait être pris dans le sens sociologique du terme. Si l'on dit actuellement que les paramètres ou les conditions générales qui favorisent ou aident à la bonne santé morale de la société font cruellement défaut, on n'en a aucunement tort. Les virus de la «maârifa», de la «tchipa» et du «bakchich» sont devenus, à de rares exceptions près, les couleurs de l'emblème national de la plupart des administrations algériennes et de larges franges de nos «élites dirigeantes». Ce qui, dans l'avenir, contaminerait encore plus les cerveaux des générations montantes si des initiatives urgentes de «redressement national» ne s'effectuent pas en temps opportuns, les solutions parcellaires et partielles qu'apportent des «réformettes» bas de gamme et, de surcroît imposées par le contexte du «printemps arabe» ne suffisent guère. Enrayer la corruption des esprits passe inéluctablement par l'Education nationale, les circuits associatifs et en dernier ressort par des textes de lois particulièrement répressifs. Il n'est pas exagéré toutefois d'ajouter que ce phénomène est non seulement «un symptôme maladif» de la vie pratique de tous les jours, mais aussi et surtout un état chronique de «psychopathologie» pour emprunter un terme à la psychologie sociale qui, du reste, plonge ses racines tout autant dans l'inconscient collectif de la base sociale que dans les mœurs politico-sociales du sommet politique.
Le constat, il est vrai, ne s'arrête pas seulement à ce niveau d'analyse et de prospection, car «le doute» comme élément aggravant s'en mêle. A ce titre, combien de cadres, d'intellectuels et de professeurs ayant réussi leur entrée dans la vie active grâce à leurs seuls efforts, compétences et dévouement au travail et qui, ironie du sort et du hasard, ont été au final soupçonnés de s'être servis de la corruption pour y arriver ? La réponse, on n'en doute pas, des milliers. C'est que la société est atteinte d'une sorte d'«hypocondrie» avancée, elle voit le mal partout, doute d'elle-même, de ses élites et de tout le monde. Pire, elle est peu confiante en ses capacités à aller de l'avant et à opérer le changement qui s'impose. Cela s'explique essentiellement par l'absence de ce que le sociologue et théoricien allemand Jurgen Habermas appelle «un leadership expressif». A titre d'exemple, le mouvement citoyen des «aârouchs» en Kabylie au lendemain du printemps noir de 2001 n'a pas réussi à incarner une alternative politique valable parce que, piloté majoritairement par la base sociale (la plèbe), déficiente en management et perméable aux infiltrations de toutes sortes, il n'a pas pu résister à la pression extérieure et prendre ainsi de la durée. En ce sens, la canalisation et la «structuration» sociale de «la plèbe» par l'élite gestionnaire et dirigeante, s'il en existe une, a fait dans notre pays des fuites de «crédibilité» trop excessives. Entre-temps, la société s'est vidée de sa sève et de son sang ou de ce que l'on pourrait nommer hinc et nunc, de «capital de confiance».
Il est certain que si ce dernier élément ne se renforce pas de jour en jour et ne «se viabilise» pas efficacement et sereinement, la déchirure ou plutôt la scission engloutirait et entamerait à coup sûr l'architecture globale de l'Etat. Celui-ci est déjà fort déstabilisé par une crise morale et éthique aiguë à son sommet (privatisation et «patrimonialisation» du pouvoir, accaparement des richesses nationales et perte de la notion de responsabilité en faveur de celle du «je m'en-foutisme». Le deuxième élément, non moins important à insérer dans cette optique, est ce que l'on a l'habitude de nommer par «la culture de la rente». Quand une société quelconque n'a plus d'économie diversifiée, et pratiquement plus aucune ressource créée par sa main-d'œuvre locale et son génie national, «la corruption» ainsi que «la corruptibilité» des élites vont certainement de pair et avec des allures de l'évidence et du «normal» d'autant plus qu'il y a «la rente viagère des hydrocarbures» qui permet des prébendes, des quotas et du bénéfice sans contrepartie.
Ainsi, la culture de l'effort serait-elle immanquablement sacrifiée et remplacée par le rite des magouilles, le culte de l'argent facile et de la machine infernale des pots-de-vin. A contrario, dans les sociétés développées, le sujet politique ne serait définitivement reconnu en tant que tel et en sa qualité de citoyen qu'après avoir rempli convenablement ses obligations fiscales. La représentation politique est fonction en ce cas précis de la «taxation» ou de «l'imposition fiscale». Le travail est une valeur socio-économique et une obligation politique très appréciée. Dans cette perspective, c'est la classe moyenne ou ce que l'on appelle communément de «petite bourgeoisie» qui servirait de «zone tampon» ou de «ceinture de sécurité» entre les catégories aisées de la population et ses strates les plus abîmées et les plus déshéritées. Il est à rappeler que cette tranche de population est le socle véridique de l'Etat dans les sociétés modernes, car, sans elle, l'équilibre macro-sociétal serait sérieusement et fortement compromis. Cela dit, la révolte des masses est bien souvent due à la désertion des élites comme l'a précisé le philosophe espagnol, Ortega y Gasset (1883-1955). Ce qui se passe actuellement dans le monde arabo-musulman est dû, quoique l'on ait essayé de l'expliquer diversement sur les plateaux de télévision et médias de l'Occident, au seul manquement de nos élites et au misérabilisme de notre intelligentsia.
Il est vrai par ailleurs que la notion de «l'élitisme» comme concept «philosphico-social» regroupe en son giron la culture, la politique, l'économie et le savoir encyclopédique de façon générale. A cet effet, l'ouvrage collectif dirigé par le penseur algérien Mohamed Lakhdar Maougal Les élites algériennes, histoire et conscience de caste a retracé de façon succincte cette double tradition militaire et commerciale de l'élite algérienne depuis l'antiquité. Les Carthaginois, connus pour leur culture maritime et les Romains acquis aux vertus des armes ont façonné par des voies intermédiaires le profil et le destin de l'Algérie numide. Aussi, constate-t-on qu'aujourd'hui même l'absence de la vie politique en tant qu'activité revalorisante dans notre pays a été plus ou moins causée par la mainmise des élites militarisées et «cognitivisées» reliées au business florissant de «l'import-import» et à la stratégie de l'économie de «compradore». C'est pratiquement le même schéma depuis le temps d'«aguellid» (guide militaire) représenté en la personne du roi Massinissa, soutenu par des Romains (bureaucrates et militaires) contre son voisin et concurrent Syphax appuyé par la ploutocratie (commerciale et négociante) des Carthaginois. N'est-il pas justement ici permis de dire que le divorce consommé entre des élites «orientalophiles» (arabophones pour la plupart) et les élites occidentalisées (francophones en majorité) date de cette période-là.
L'on voit même que lors de l'arrêt du processus électoral en janvier 1992 que le président Bouteflika aurait par ailleurs qualifié de «première violence», l'apparition de deux tendances conflictuelles, d'un côté, «les éradicateurs» (francophones, légalistes et proches de la grande muette) et de l'autre côté, «les réconciliateurs» (en gros arabophones, en quête de compromis politique, plus attachés à l'idéal pana-islamique et ayant pris leurs distances d'avec l'institution militaire) est le parfait «décalque» de cet électrochoc (Orient/Occident, Carthage/Rome, négoce/bureaucratie, paix/force). Sinon, comment pourrait-on expliquer l'initiative des «réconciliateurs» d'engager des pourparlers avec la direction du (FIS) dissous en vue d'une solution pacifique de la crise algérienne en janvier 1995 au siège de la communauté chrétienne de Sant'Egidio à Rome, alors que moins d'une année auparavant l'ex-chef de gouvernement, Rédha Malek, avait mis en œuvre sa politique de «la peur doit changer de camp» ? Ce détail paraît anodin au départ, mais dès que l'on essaie de percer le mystère de la division de nos élites, l'on découvre facilement qu'il est le point le plus cardinal et le plus sensible de «l'engrenage élitiste algérien».
Certes, il y a quelques exceptions à ce cas de figure comme cette attitude novatrice en son temps de Abane Ramdane (1920-1957), figure de proue du mouvement national que l'orientaliste franco-algérien Jacques Berque (1910-1995) avait qualifié de «Jean Moulin de l'Algérie». En intellectuel fasciné par les valeurs occidentales, il a réussi à instituer en sacerdoce le principe de «la primauté du politique sur le militaire» à l'aube même de la révolution afin de contrecarrer le pouvoir de nuisance de «l'armée des frontières» dirigée principalement par Abdelhafid Boussouf. Celui-ci, de l'avis de nombreux historiens, était pourtant conquis par les charmes de l'Orient arabo-musulman. Cela dit, les mécanismes du fonctionnement de l'élite en Algérie dépendent largement de l'idéologique et du politique aux saveurs de la démagogie que de l'utilitaire et du pragmatique (Realpolitik).
A ce titre, personne ne comprend aujourd'hui parmi nos citoyens et nos masses l'étrange penchant de nos élites pour l'usage de «la langue de Molière» dans la pratique discursive envers le public, alors que notre pays n'est même pas membre de «l'organisation internationale de la francophonie» pour des considérations prétendument liées au passé colonial de la France et que la majorité des citoyens n'y «pigent» pratiquement rien. Sur un autre registre, force est de constater que le français s'est fait largement devancer par l'anglais et l'espagnol, les deux plus grandes langues vivantes au moment actuel, raisons de plus qui, dans la nature des choses, vont précipiter la désacralisation de «ce mythe ancien», plutôt dire de ce «complexe de colonisé» toujours en vigueur. De même, les masses demeurent stupéfaites face à cet amour sans commune mesure que vouent nos élites et une certaine intelligentsia nostalgique et débridée à la culture orientale, plus particulièrement à la culture arabo-musulmane, surtout quand on sait que «l'arabe classique» est démodé et par-dessus le marché ne fait plus partie du patrimoine culturel de la société algérienne dont le langage dialectal algérois, constantinois, oranais et le berbère avec ses différentes variantes (chaoui, kabyle, targui et mozabite…) en forme le fonds commun.
La rupture (masses/élites) est donc déjà consommée sur le plan linguistique, pierre de touche de tout édifice socio-politique de l'Etat-nation en tant qu'acception sociologique moderne. Il est fort significatif de rappeler à cet égard que les Etats post-coloniaux, dont l'Algérie est un prototype par excellence, ont insufflé et fait perdurer les mêmes mécanismes de «reproduction sociale des élites» en usage à l'époque coloniale. Les notions du premier et du deuxième collèges, de communes mixtes et de zones interdites sont revitalisées mais de manière différente (clans aux pouvoirs partageant la richesse et masses en bas de l'échelle sociale se disputant les miettes). Pire, on assiste même dans le cas précis de l'Algérie à une certaine volonté de tenir éternellement en laisse la société et de l'éclabousser dans les marécages des bains de foules, du rituel du silence, de la loi de l'Omerta, de la soumission à l'autorité politique ainsi qu'aux oukases et faits du prince pour forger en fin de compte une sorte de «plèbe cheptilisée» et taillée sur mesure. Ce qui est intéressant par ailleurs à mettre en exergue est que les effets lointains du colonialisme français rongent encore la chair de l'Algérie actuelle. Celui-là est particulièrement plus destructeur que celui de «la perfide Albion» (l'Angleterre) dans la mesure où, en plus de «sucer» et de «piller» les richesses naturelles des Algériens, il s'est attaqué à leurs assises anthropologiques, identitaires et culturelles en les «torpillant». Ce fut une opération de «clochardisation» et de paupérisation à grande échelle, selon le terme de l'ethnologue Germaine Tillon (1907-2008).
Laquelle s'est accompagné de «déculturation», acculturation et assimilation. L'Algérie est une «exception coloniale» dont on ne devrait pas négliger les répercussions négatives sur son tissu social qui, contrairement à tous les départements français de l'époque, était «une colonie de peuplement», où colons, pieds-noirs, juifs et indigènes avaient cohabité de façon inégalitaire en raison des lois scélérates et racistes envers les Algériens (Indigénat, Crémieux, Blum Violette...).
Le philosophe Malek Bennabi (1905-1973) parle de «istidmar/destruction» pour qualifier le couple (colonialisme/colonisation) au lieu de «istimaâr» qui signifie «reconstruction et édification». Mot qui provient d'ailleurs directement du lexique «khaldouniem» (al-umran al bachari). En conséquence, la plupart des maux dont pâtit la société algérienne au jour d'aujourd'hui en proviennent, et si nos élites sont en période de stagnation prolongée, c'est parce qu'elles ne sont pas en mesure de se donner un esprit propre, une identité subjective et une orientation «algérianiste» délestée des poisons mortels de l'Occident et des charmes prestidigitateurs de l'Orient. Ce travail incombe sans l'ombre d'un doute à l'école qui va prendre à bras-le-corps le défi d'imprimer une «marche spécifique» à l'Algérie nouvelle où intelligentsia et masses cohabitent ensemble sans s'entrechoquer.

Kamal Guerroua. Universitaire


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