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Rêvons de recherche scientifique !*
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 26 - 05 - 2016

En partant de notre expérience de recherche de 25 ans dans le champ des sciences sociales et santé, nous souhaitons inscrire nos propos dans une forme d'utopie et de rêve intimement articulé au nécessaire engagement et à l'implication du chercheur qui me semble aujourd'hui incontournable en l'absence de normes explicites et puissantes dans la construction d'une politique de recherche dans les sciences sociales.
De notre point de vue, et sans occulter les multiples contraintes administratives, financières et statutaires du chercheur associé, l'éthos pour reprendre le sociologue allemand Max Weber, c'est-à-dire une posture à l'égard de la recherche ne peut pas être sous-estimée, si on considère que toute production de connaissances scientifiques dans nos disciplines, mobilise nécessairement une pratique sociale : quête d'informations et d'informateurs privilégiés, intégration dans des réseaux scientifiques nationaux et internationaux, immersion dans la société pour tenter de la comprendre du dedans. En référence à notre pratique, il nous semble difficile de considérer la recherche comme un métier qu'il s'agit d'accomplir dans la routine et le repli sur soi. La recherche a été pour nous de l'ordre de la captation, au sens où la passion et le volontarisme ont été déterminants pour tenter de donner une « vie » et une âme, c'est-à-dire une identité à un espace de recherche en sciences sociales et santé.
Une société sous-analysee
C'est bien ce champ du possible que nous allons développer ici, tout en indiquant clairement que les chantiers de la recherche en sciences sociales dans notre pays sont nombreux et diversifiés. Or, force est de reconnaitre que malgré quelques îlots de recherche, notre société est, par bien des aspects profondément sous-analysée, faiblement décryptée.
L'anthropologue Jacques Berque, indiquait que le développement, entendu ici comme une transformation de la société, ne se réduit pas, loin de là, aux moyens financiers, mais au contraire, à une profonde connaissance pluridisciplinaire de la société. Inversons les propos de l'ancien ministre Belaïd Abdesslam : Il s'agit avant tout de « semer les savoirs » et non pas uniquement le pétrole. Il est donc essentiel de chasser les mythes (Norbert Elias) produits socialement sur la recherche en sciences sociales étiquetée sans « grande utilité », la marginalisant dans des tours d'ivoire ou considérant qu'elle n'a aucun impact sur la société.
Faut-il rappeler les expériences de certains pays asiatiques (Corée du Sud, Japon, Malaisie, etc.) qui ont compris que la recherche dans tous les domaines, devait être une priorité sur le plan politique et financier, pour leur permettre d'accéder au changement profond de leurs sociétés respectives. Les dépenses de recherche sont impressionnantes : Corée du Sud, 4,15%, Japon, 347% et Malaisie 1,13%, du PIB en 2013.
Dans cette optique, la recherche ne s'est pas enfermée à une production de connaissances scientifiques en soi. Elle a été fondamentalement le moteur de toute transformation sociétale. Dans ces pays, la recherche-développement a permis d'aiguillonner avec précision leurs politiques publiques.
Peut-on en toute rigueur, évoquer l'existence de politiques publiques ancrées à partir et dans notre société, quand on sait que les dépenses de recherche ne dépassent pas 0,02% du PIB ?
L'enjeu décisif à nos yeux est le suivant : la recherche scientifique ne peut plus être appréhendée uniquement comme la cerise sur le gâteau. Elle devra - pour dépasser le pseudo « développement » érigé en greffes hasardeuses et aveugles dans un tissu social sous-analysé - être le gâteau par excellence.
La compréhension et l'analyse critique des différents pans de la société passée et actuelle, représente une modalité de sa transformation, opérant un dépassement du modèle de développement focalisé sur une politique d'achat de la paix sociale. La production d'utopies est donc vitale pour déconstruire les logiques politiques et sociales de la résignation, de l'indifférence, du mépris institutionnalisé et de la non-reconnaissance scientifique des travaux entrepris antérieurement par nos pairs.
Accumulation scientifique : dépasser nos ruptures, nos silences et nos éclatements
Dans un deuxième point, nous souhaitons mettre en exergue l'importance de l'accumulation scientifique dans les sciences sociales pour refuser l'oubli, les silences tendancieux, les ruptures et les éclatements qui marquent la production de nos savoirs respectifs. L'accumulation scientifique a été, faut-il, le rappeler, décisive dans l'histoire des sciences sociales produite par les sociétés développées qui ont pu grâce à la reconnaissance sociale des recherches antérieures, remettre en question, affiner ou enrichir les paradigmes scientifiques de leurs prédécesseurs. L'accumulation scientifique ne consiste pas à entasser passivement, mécaniquement ou administrativement, dans des espaces poussiéreux et sans âme, des ouvrages et documents produits, sans lecture critique, sans références scientifiques majeures, et sans reconnaissance par les pairs. Elle impose leur objectivation et leur valorisation qui n'est pas antinomique avec la nécessaire critique constructive et rigoureuse devant permettre la progression scientifique. Critiques rigoureuses, constructives et accumulation scientifique forment un tout indissociable. En effet, on ne peut pas imaginer une histoire des sciences sociales sans une double histoire à la fois critique, constructive et cumulative (Florence Weber, 2015).
L'accumulation scientifique reste, nous en sommes convaincus, un champ du possible à mettre en œuvre dans nos universités, pour tenter de sortir d'une forme sociale de médiocrité, de routine, d'absence de vision mais aussi de construction des priorités scientifiques selon les régions, dans nos espaces scientifiques respectifs. Mais la nature a souvent horreur du vide.
Le contrôle essentiellement administratif de nos productions scientifiques représente une modalité de compensation mais aussi de pouvoir approprié par certains acteurs sociaux, en l'absence de toute régulation scientifique, c'est-à-dire, l'objectivation, l'impulsion et la valorisation des recherches qui s'inscrivent dans une perspective de changement de la société. L'accumulation scientifique mûrement réfléchie et négociée entre les différents acteurs sociaux, n'est pas de l'ordre de l'imposition mécanique et égocentrique, ou de la rhétorique prétentieuse (« je sais tout »), mais d'un long travail d'apprentissage collectif dominé par la persuasion, la rigueur, la disponibilité, la preuve (les données) et la critique constructive.
Il semble important de relier la crise de l'accumulation scientifique dans les pays arabes, au nombre très réduit des produits scientifiques de référence. Un seul chiffre : selon le rapport de l'UNESCO (2008), si les pays arabes représentent 4, 9% de la population mondiale (329 millions d'habitants, ils ne contribuent qu'à la hauteur de 1,4% de la production scientifique mondiale. L'accumulation scientifique est fondamentalement structurelle et collective, ne pouvant émerger et se renforcer que par une volonté politique tenace qui ancre l'importance du principe de l'autonomie scientifique dans nos universités respectives. L'enseignant-chercheur est aussi un intellectuel engagé dans le processus de transformation de la société parce que sa légitimité scientifique l'autorise à élucider de façon publique, critique et autonome les enjeux politiques, sociaux et économiques qui traversent en permanence le système sociopolitique.
Production de nouvelles normes pratiques et de rituels
Dans la dernière partie, nous souhaitons mettre l'accent sur l'importance de quelques normes pratiques et de rituels dans nos espaces de recherche. Par normes pratiques, nous entendons surtout la possibilité d'inclure et d'objectiver de nouveaux repères, des nouvelles façons de fonctionner collectivement, qui nous permettent d'opérer constamment les rectificatifs qui s'imposent dans le mode d'organisation de nos recherches respectives. Nous nous appuyons ici sur l'expérience de recherche acquise au sein du groupe de recherche, du laboratoire et actuellement de l'unité de recherche en sciences sociales et santé.
L'objectif des normes pratiques et des rituels ne consiste pas à bureaucratiser l'espace de recherche, mais au contraire de tenter avec obstination et abnégation de lui donner une âme et une identité scientifique ouverte aux autres, critiquable à merci, sur la base d'arguments et de données de terrain, et non pas de jugements intempestifs ou d'étiquetages négatifs. La première norme pratique importante est la volonté de partage avec les autres et pour les autres. Réfutons avec force l'idée narcissique que la recherche est de soi et pour soi. Partager avec les autres, c'est nous semble-t-il, privilégier la logique du don et du contre-don cher au sociologue français Marcel Mauss qui consiste à donner, à recevoir et à rendre.
A titre d'illustration, et pour permettre le partage, le GRAS (Unité de recherche en sciences sociales et santé, Université Oran 2) dispose de trois repères importants : « informons-nous mutuellement » permet de faire partager et de diffuser toutes nos informations scientifiques et pédagogiques par la médiation d'Internet. «Les empreintes du GRAS » permettent d'opérer les synthèses critiques des conférences, tables-rondes, ou séminaires, faisant l'objet d'un agenda annuel. « Faire savoir(s) » est un bulletin édité tous les deux mois, qui retrace minutieusement toutes nos activités et nos productions scientifiques, et enfin, » espace de convivialité et de partage » donne la possibilité d'impulser un coup de gueule ou un coup de cœur à propos d'un ouvrage ou d'un article.
Nous souffrons, comme tant d'autres enseignants-chercheurs, face à l'oubli et au silence. Un exemple parmi tant d'autres : l'université algérienne, durant la décennie 80 avait acquis une crédibilité scientifique reconnue par les pairs sur la question de l'entreprise publique. Mais force est d'observer que les travaux de recherche multiples (nous ne les citerons par peur d'oublier certains collègues) sont totalement inconnus des étudiants concernés par la thématique en question. C'est tout le paradoxe de ce que nous appellerons l'inversion des choses : « la fermeture de l'année » au détriment de ce que recouvre la notion de savoirs qui est d'abord et avant tout ouverture et doute. Les savoirs n'ont en effet de sens que s'ils sont socialisés et reconnus, particulièrement dans les sciences sociales, où il est important de faire référence aux recherches antérieures, pour comprendre et décrypter une question présente.
Le partage s'inscrit bien dans la nécessité de dépoussiérer nos savoirs les plus significatifs, reconnus par les collègues détenteurs d'une légitimité scientifique, de les rendre « vivants », de les intégrer de façon visible et offensive dans la mémoire de l'institution universitaire et dans celle de la société. Même si le statut des savoirs est peu enviable dans notre société dominée par la violence de l'argent, il importe de continuer vaille que vaille à produire de l'utopie au cœur de l'ethos du partage : comment faire en sorte que nos différents documentalistes, ne soient pas uniquement des archivistes se limitant à un travail routinier et fermé sur lui-même, pour devenir des passeurs culturels informés des recherches de chacun d'entre nous, opérant, pour reprendre une métaphore, comme des aiguilleurs du ciel, nous orientant sur tel article, telle thèse ou tel ouvrage. Il semble donc important, d'orienter la formation de nos documentalistes sur cet important travail de médiation qui est essentiel pour redonner du sens à nos savoirs respectifs.
Déployer de nouvelles normes pratiques dans nos espaces de recherche, permet, nous semble-t-il, de produire d'autres valeurs centrées sur le travail collectif, sur la nécessité de lire et de se faire lire nos textes respectifs (« nous remercions X. ou Y. pour la lecture de la version de notre article »), d'ancrer de façon pérenne les notions de critique et d'autocritique constructive dans nos espaces universitaires. En réalité, il s'agit bien de favoriser l'émergence de repères qui sont autant de conduites sociales refusant la clôture de sens attribué trop rapidement à nos différents savoirs, les fausses certitudes et les rapports de force qui se substituent au doute et à la remise en question scientifique. Au sein de notre unité de recherche, il nous a semblé important de créer deux espaces : « l'espace critique et autocritique » permettant aux chercheurs de soumettre à un collectif les premières versions de leur recherche et le deuxième espace « Ecrire les sciences sociales », permettant de progresser dans l'écriture, en organisant périodiquement des ateliers.
Enfin, le déploiement de rituels dans nos espaces de recherche, permettent un arrêt temporaire et sacralisé devant récompenser des jeunes doctorants et chercheurs. Les rituels représentent une condition importante pour tenter de lutter en permanence contre des formes sociales uniformes privilégiant le nivellement par le bas, en encourageant une concurrence saine entre les chercheurs. Bien-entendu, vous pouvez nous répondre que les utopies ont leurs limites dans un système universitaire administré, lourd et vertical qui fonctionne toujours par injonction politique. Mais nous croyons profondément au changement progressif par le bas, exploitant tous les espaces d'opportunités. Multiplier les rituels, permet de valoriser une double qualité intrinsèquement liée : la conjugaison du mérite et de la convivialité. Ces rituels peuvent se traduire par l'institutionnalisation du prix du meilleur article évalué par un comité de lecture extérieur à l'espace de recherche, ou encore en valorisant les thèses de doctorat soutenues brillamment, qui pourraient être publiées par l'université, ou en encourageant en permanence les jeunes chercheurs à contribuer à des ouvrages collectifs.
Il nous semble que la quête d'utopies est incontournable pour bousculer en permanence l'ordre social établi, mais aussi le statu quo « confortable » qui a pour inconvénient majeur d'éluder le débat contradictoire et autonome. La réinvention tenace et volontariste de nouvelles normes pratiques semble essentielle pour tenter de donner une âme à nos différents espaces de recherche. Continuons de rêver…
*L'article est tiré d'une conférence donnée le 11 mai 2016 à l'occasion de la remise des prix aux enseignants-chercheurs de l'université d'Oran 2, promus au grade de professeur.
** Sociologue, université Oran 2, chercheur associé au GRAS qui vient de boucler ses 25 ans d'existence (mai 1991).


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