Il y a quelque chose d'apaisant à regarder un film sur des élections passées, le jour où se déroulent d'autres. Comme il y a à apprendre. Nous le savons en Tunisie depuis 2011 : les élections sont un moment important et d'avoir vécu celles de 2014 nous a enseigné que ce n'est jamais une simple répétition. Que nous apprendront les prochains rendez-vous en Tunisie ? Seront-ils pour les municipales ? Quand auront enfin lieu ces élections reportées : en 2017 ? en 2018 ? On n'en parle plus pour l'instant. Un antidote Ce matin du 9 novembre 2016, la nouvelle de la victoire de Donald Trump contre Hillary Clinton est tombée avec une traînée d'opinions et de commentaires, plus choqués les uns que les autres, exprimant dégoût ou peur de l'avenir, des comparaisons avec la montée du fascisme hitlérien qui a enfourché des élections démocratiques, des boutades désabusées ou des mises en garde pour les prochaines arènes électorales. Moi, j'avais un antidote : je regardais le film « La Tunisie vote » de Hichem Ben Ammar, dans le cadre d'un séminaire à l'Institut supérieur d'histoire de la Tunisie contemporaine (Université de La Manouba) intitulé : « Films et images sur la Révolution tunisienne : sources futures pour l'historien ? ». Ce film commandé par l'Instance supérieure indépendante des élections (ISIE, créée le 18 avril 2011 par vote au sein de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique) a filmé l'animation autour des bureaux de vote le 23 octobre 2011, jour des élections des membres de l'Assemblée nationale constituante. L'émotion principale était dans le film, montré plusieurs fois entre 2012 et 2014, mais qui résonnait particulièrement avec la fièvre des résultats américains. L'assistance du séminaire a témoigné de la persistance de la « joie démocratique » que le documentaire a su capter et transmettre à travers les visages, les sourires, les réponses aux questions, les échanges dans les queues ou à l'intérieur des bureaux de vote. On a assisté ce 23 octobre 2011 à une « naissance », à une « nouvelle page de l'histoire de la Tunisie contemporaine », à un « rêve », à un « jour historique »... Electrices et électeurs disaient leur enthousiasme, brandissaient leurs doigts bleuis mais beaucoup semblaient savoir déjà les risques d'une élection libre. Alors que l'on sortait d'un passé de falsification des urnes, la pratique du vote était jugée comme un pari, ouvrant sur un imprévu et des conséquences que l'on peut craindre. L'émotion était sensible côté caméra : Hichem Ben Ammar a expliqué comment il a préparé son protocole de tournage, encourageant ses six techniciens à être dans l'empathie; c'était facile, a-t-il ajouté, car chacun était emballé par cet événement exceptionnel pour tous. En récoltant 32 heures de rushs, le réalisateur a pris conscience du poids des redondances et de l'inutilité des répétitions qui découlaient de l'émotion partagée entre ceux qui filment et ceux qui sont filmés. Pour les spectateurs de ce 9 novembre 2016, l'émotion est différente : cinq ans ont passé et la triple session de 2014 (un tour de législatives et deux tours de présidentielles) nous a rendus plus avertis (on sait désormais comment marchent des élections) mais aussi plus « égaux » avec ceux qui élisent (nous avons fait l'expérience). Pour ma part, c'est parce que j'ai été électrice que les élections américaines ont attiré mon attention. Même quand Barack Obama l'a emporté en 2008, la nouvelle était lointaine, peu significative pour mon quotidien, mes choix de vie et mon sort politique. J'ai suivi cette dernière élection de manière détachée, certes, mais éveillée et, de surcroît, vaccinée contre les commentaires répétitifs et/ou annonciateurs du pire. L'expérience électrice ajoutée à la posture de spectatrice permettent de réfléchir aux fondamentaux de la vie politique. La règle du jeu De l'avis d'une spectatrice italienne, il y a une vertu à regarder ce film tunisien de 2012 : quels que soient les problèmes et les critiques que l'on peut adresser aux systèmes démocratiques -et les vieilles démocraties sont en train de vivre une usure de la formule, peut-être des dérives-, l'acte de voter conserve une signification et une énergie indéniables. Alors que, de l'avis d'un votant, le suffrage tunisien de 2011 était « technique » (i.e destinée à choisir ceux qui vont écrire la Constitution), une formule est venue dans la bouche d'un interviewé prudent sur l'issue à attendre : « C'est la règle du jeu ». Un autre votant déplorait le nombre de partis (76 à l'époque) et la difficulté de voir clair dans les programmes offerts aux uns et aux autres. Il préférait que l'on se limite à deux partis (par référence au modèle américain ?) dont les directions claires faciliteraient le choix aux électeurs. En Tunisie, le nombre des partis a quasiment doublé depuis 2011 et de nouvelles formations se profilent. La dynamique n'est pas à la simplification du spectre partisan et l'actualité américaine montre que la bicéphalie (ex : démocrates/républicains) a ses cycles et ne préserve de rien : le Congrès, de par ses deux chambres, est républicain, comme Trump. A ce propos, on en revient à un des beaux plans de coupe choisis pour la narration par Hichem Ben Ammar, celui de la partie de rami. Rapportée à ce que nous sommes en train de vivre, cette image du jeu populaire tunisien (2 x 54 cartes et 4 joueurs) a une signification symbolique : autant pour la situation tunisienne que pour l'élection de Trump, on se dit que les cartes sont en train d'être rebattues. La « surprise » du référendum anglais du Brexit en juin 2016 se place dans la même veine des imprévus qui se succèdent à vive allure depuis 2011. L'équilibre du monde est éreinté et les règles du jeu politique sont épuisées, malgré les calculs de sondage, les actions des lobbies et des think tanks, les pressions de la finance et le travail d'accompagnement des médias. Une des choses que nous dit cette chronique du 23 octobre 2011 tunisien est : nous devons regarder et comprendre le monde autrement pour que les élections gardent leur utilité et participent à changer le monde dans l'intérêt du plus grand nombre. Cette lecture d'un récit sur l'expérience tunisienne de 2011 ne préjuge pas de la suite : voir ou revoir ce film pédagogue et respectueux de l'acte d'élire est simplement revigorant. Une chose est sûre : en Tunisie, nous avons désormais de quoi mieux comprendre ce qui se passe autour de nous. Rien de tel que la pratique concrète de la démocratie pour se situer parmi les autres et l'élection du 45e président des Etats-Unis est une leçon de plus, parmi d'autres, sur le chemin d'une vie politique plus soucieuse des attentes des sociétés et plus consciente de leurs besoins.