«Quelle est votre opinion, docteur Pigstein, en tant qu'économiste? Au lieu de quelle est votre réponse en tant qu'homme?... L'homme est invalidé, personne n'écoute plus des hommes, nous sommes à l'écoute d'économistes, ontologistes, sociologues et autres idiots de même sorte. L'indignité ultime est arrivée, et la partie a obtenu la précédence sur le tout.» Spencer Brown. «Le champ scientifique est un champ social comme un autre, avec ses rapports de force et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses intérêts et ses profits. » Pierre Bourdieu Avant toute chose, je tiens à adresser mes remerciements les plus chaleureux à la direction du Quotidien d'Oran' pour sa confiance et sa persévérance à bien vouloir publier mes incursions dans l'œuvre aktoufienne. Remerciements plus que mérités et importants pour moi à exprimer, du fait qu'il s'agit de textes plutôt «académiques» peu usités en médias dits «grand public». Mais aussi et surtout du fait qu'il est, ainsi, permis au plus grand nombre, en Algérie et ailleurs (plusieurs réactions m'indiquent que le lectorat en dépasse nos frontières) d'avoir accès à une humble, mais sincère et admirative, tentative de rendre justice et donner visibilité à une œuvre, certes, dense et encyclopédique, mais extrêmement novatrice. Nous sommes devant une inépuisable mine de nouvelles façons de voir les choses, d'appréhender la marche de notre monde, tout particulièrement celui de l'économie-management. En authentique «pionnier», le Dr Omar Aktouf ignorait sans doute, lui-même, jusqu'où conduirait son travail. Dans mes précédentes contributions, j'ai tenté de mettre en contexte et en larges perspectives, quelques-unes des grandes lignes de ce que cette œuvre nous apporte. À partir de celui-ci, je me donne pour tâche de présenter, de façon plus systématique et, je l'espère plus didactique, un (car il peut y en avoir plusieurs !) «Fil conducteur» du cheminement de la pensée aktoufienne. Pensée qui fait se télescoper, comme on le verra, bien des sciences et des disciplines que l'on croyait étrangères, entre elles ou inconciliables. Mais qui, par-dessus tout, fait la démonstration radicale que l'on ne peut plus penser les mondes de l'économie et du management, comme on le fait depuis près de deux siècles. Ce dont nous verrons, peu à peu, les différents filons. Une œuvre novatrice et polymorphe : présentation globale Au risque d'être quelque peu répétitif, il n'est pas superflu de rappeler l'essentiel de cette foisonnante œuvre. Ce qui frappe d'emblée c'est son étonnant éclectisme, et son non moins étonnante profondeur. Eclectisme et profondeur, oui, étonnants, et sans doute, même, déroutants pour certains. Mais, à mesure de la lecture et des percées pas toujours aisées- que cette œuvre fournit à profusion, on finit par rencontrer une frappante unité d'objet : l'humain, ses buts, ses actions, ses ratés, ses obsessions, ses chimères, à la poursuite de sa félicité individuelle ou collective : on voit, bien là, le fruit de la solide formation philosophique-anthropologique de notre auteur, en plus de sa magistrale maîtrise des univers socioéconomique et managérial. Ornée d'une constellation d'intuitions personnelles et d'analyses plus innovantes, les unes que les autres, la lecture de cette œuvre récompense, amplement, son explorateur. Elle le gratifie, en effet, de multiples découvertes et, surtout, «l'autonomise», en le dotant de maintes possibilités d'accès à des niveaux de compréhension que les pédagogies actuelles, les façons d'écrire, et les programmes de formation, négligent fortement, tellement ils en deviennent modèle US oblige-, «réducteurs - opératoires -pragmatistes». Ils finissent, ainsi, par se transformer en «simplismes» et en «réductionnismes» auxquels notre auteur se refuse, obstinément, pour le plus grand bien du lecteur, sérieux et attentif. «On ne peut», répète-t-il inlassablement et il a bien raison de le faire- «parler de choses complexes, en termes simples». En fait le Dr Aktouf se révèle être, avant tout, un profond humaniste-encyclopédiste. En digne héritier des grands classiques, il s'adresse, à ses lecteurs, en les traitant avec respect, en les considérant comme des «gentlemen» intelligents et cultivés. On voit qu'à la suite de précurseurs dont il parsème ses écrits, tel un Aristote, un Montaigne, ou un Ibn-Khaldoun, sa quête viscérale est celle des ressorts de ce que l'humain est fait, se fait, à travers ses activités tenant à sa «condamnation» au «vivre ensemble», pour le meilleur et pour le pire. À l'instar, par ailleurs d'un Karl Marx, autre pilier dont l'ombre est omniprésente - dont on subdivise l'œuvre en celle d'un dit «jeune Marx» et d'un autre dit «vieux Marx»-, on peut, aussi, dire qu'il y a un Aktouf «précurseur-explorateur» et un Aktouf plus tardif «analytique-innovateur». En effet, il y a, assez distinctement, un pan de travaux des années 1970-1980 et un autre des années 1990-2000. Le premier est nettement de facture philosophique, historique et anthropologique. Il recouvre le fruit de ses observations d'une Algérie naissante, se cherchant, puis s'engouffrant dans «sa» « Révolution industrielle », avec son cortège d'aliénations et d'errements, avant de se jeter vers les mirages de «la mondialisation» et du management «à l'américaine», comme il le précise. C'est ce dont témoignent ses ouvrages écrits entre les années 1975-1989 même si la «chronologie» due aux aléas des éditions n'en est pas linéaire, il s'agit, principalement, de : Algérie entre l'exil et la curée ; Le travail industriel contre l'homme ; Les sciences de la gestion et les Ressources Humaines. À l'insu sans doute de l'auteur lui-même, on voit poindre, dans cette tranche d'œuvres, les germes des innombrables critiques qu'il adressera, plus tard, sous toutes formes possibles (livres, articles, conférences), à ce que l'on peut généraliser sous la notion de «néolibéralisme». Le second pan, lui, se présente comme une sorte de suite logique bien que « par itérations », constitué de travaux bien plus spécialisés et plus compactés, autour d'états des lieux / critiques / mises en perspective de tout ce que notre auteur élaborera autour de la nouvelle notion qu'il met de l'avant : «l'économie-management». Bien que toujours, largement, de portée anthropologiste-historique, ce second pan s'avèrera plus épistémologique, méthodologique, déconstructiviste, économique. C'est ce que l'on rencontre avec, notamment, des ouvrages tels que : Méthodologies des sciences humaines et approche qualitative des organisations ; Pédagogie et enseignement de la gestion1; Le management entre tradition et renouvellement (un classique, véritable somme, réédité cinq fois, en français, traduit même en anglais2 et, sans cesse, utilisé en ouvrage de référence, un peu partout, depuis 1989) ; La stratégie de l'autruche : Post-mondialisation, management et rationalité économique3 ; et enfin, Halte au gâchis : En finir avec l'économie-management à l'américaine.4 La machine cognitive décortique la machine à broyer l'humain : De «l'Algérie entre l'exil et la curée» à «Les sciences de la gestion et les ressources humaines»: Visiblement hanté par moult «démons intellectuels» de philosophes, anthropologues, historiens le regard que porte Omar Aktouf , sur le monde frappe, d'abord, par les kyrielles d'interrogations qu'il soulève. Au moment où la plupart de nos intellectuels étaient acquis aux idéologies et doctrines de l'époque, Aktouf trouvait, au fond de lui-même, le génie le terme est mérité !- de questionner « les évidences », la volonté de trouver « les failles » et le courage de dire « ses réponses ». Ainsi, c'est avec un témoignage émouvant qu'il tente d'expliquer, à ses propres enfants, les raisons d'un exil imposé par tant de trompeuses évidences qu'on serinait au peuple algérien, de l'indépendance à l'orée des années 1980. Anticipant et redoutant leurs réactions futures à « une décision qui n'a jamais été la leur », le père de famille raconte, avec de frappants détails5, une vie étouffante, passée à s'échiner à concilier les monceaux de contradictions accumulés dans une Algérie si « mensongère » qu'il ne la reconnaissait plus, ne l'acceptait plus. Il l'avait imaginée, et un moment crue, toute autre !« L'Algérie entre l'exil et la curée » est le récit d'une courte vie à souffrir, comme un philosophe éclairé, des choses de l'existence que les autres ne voyaient pas, le « supplice des éveillés. ». Il n'est pas bien malaisé de voir, là déjà, les prémisses de la suite de l'œuvre : recul, quête des contradictions et déconstruction. C'est, donc, en « ethnologue » qu'il débutera l'assouvissement de son obsession pour la compréhension de l'humain en général, en relation avec le travail, et dans l'organisation moderne en particulier. Il favorise, ainsi, malgré le peu de précédents et l'immense difficulté de faire œuvre de quasi-pionnier dans le mode d'étude du monde des organisations, une méthode risquée, dite « d'observation - participante » : vivre la gestion du point de vue de « ceux qui la subissent » plutôt que ce qui n'a été que trop fait- du point de vue de « ceux qui l'imposent ». Il s'agit, avec cette méthode, de « devenir indigène parmi les indigènes » avec les caractéristiques qu'on lui connaît, en sciences sociales : familiarisation intime et « vécue » avec la vie des « observés », la non-influence de leurs comportements et une posture d'observateur « depuis l'intérieur des faits ». Ce qu'il dénomme, lui-même, son «réseau d'informateurs», de « relations » et de « camarades », va être la source d'innombrables hypothèses qu'il développe dans « Le travail industriel contre l'Homme ? ». C'est à partir de cette expérience ethnographique; en plus d'une large perspective théorique, qu'il se donne les moyens d'une remise en cause radicale, de l'édifice de ce qu'on appelle« le comportement organisationnel ». Ce dont il pose les fondements dans son ouvrage, qu'on pourrait considérer comme « l'ancêtre » de ses travaux à venir : « Les sciences de la gestion et les ressources humaines, une analyse critique.» Il y parle déjà de la relation qu'il établit, entre le système économique adopté et le management qui en découle. Aktouf se lance désormais, dans une chasse aux « contradictions » véhiculées par quelle envergure !- pratiquement toutes les disciplines de gestion de l'Humain, et autour de cette gestion. Depuis l'économie jusqu'à ce qu'il dénomme « managérialisme » et « stratégisme », en passant par toutes les théories managériales dominantes, crûment soumises à l'éclairage de moult sciences humaines et fondamentales. Ce sur quoi nous reviendrons plus tard, tout en explicitant le recours à la formule « machine à broyer l'humain ». En guise de conclusion : vers la mise au point du concept «économie-management», et la constellation des analyses métathéoriques Même si nous consentons à une séparation chronologique entre une œuvre de « jeunesse » et une œuvre de « maturité », la lecture du travail aktoufien ne donne guère une quelconque impression de fracture. Tant que ce que nous appellerons désormais l'« ADN » de l'œuvre aktoufienne, s'est constitué, dès ses premiers travaux. La période des années 1990-2000 est, à notre sens, la période de la précision et de la concrétisation de préoccupations qui ont émergé, longtemps, auparavant. Nous allons donc, dans ce qui suivra, en prochaines contributions, tenter de rendre compte de cette « constellation » qui foisonne depuis une surprenante et érudite- « histoire et évolution du travail humain », jusqu'à une saisissante et non moins érudite- « histoire de la hausse constante de la plus-value » sous laquelle se déguise le « management », pour aboutir à une aussi savante qu'irréfutable remise en question de presque l'ensemble de l'édifice, autant théorique que pratique, entourant la marche des économies et des organisations, tel que nous le connaissons, depuis ses balbutiements. Edifice ou « système » que nous découvrirons sous ce qu'il dénomme « économie-management ». Il convient de se préparer à assimiler une pensée et une profondeur d'analyse réellement peu communes, sinon révolutionnaires ! *Formateur, il est le lecteur assidu de l'œuvre du Dr Omar Aktouf , dont il se charge de la vulgarisation et l'exploitation des différentes ramifications. Notes : 1- NB : ce livre n'existe pour le moment qu'en langue espagnole. 2- Il est notable de constater qu'il s'agit du premier livre de management traduit du français vers l'anglais depuis celui de Henri Fayol, remontant aux débuts du siècle dernier ! 3- Il est à noter ici que des personnalités, sommités mondiales, comme MM. Boutros B. Ghali et Federico Mayor ont signé respectivement les préfaces de la 4ème édition de «Management entre tradition et renouvellement», et celle très substantielle- de « La stratégie de l'autruche». 4- Dont vient de paraître une traduction en espagnol. Je signale, par ailleurs, que je ne compte pas ici les dizaines - et déterminants- articles publiés en revues scientifiques de plusieurs langues, et qui apportent maints différents éclairages parallèles au cœur de l'œuvre. 5- Il est à espérer que notre auteur songe à une publication plus complète de ce dont il parle particulièrement dans les 30 premières pages : comment le petit berger, misérable analphabète jusque l'âge de 11 ans, a fini par devenir un des plus mondialement connu professeur de Grande Ecole occidentale.