b) Une Algérie consciente, unifiée dans sa complexité vitale et sa culture Larbi Fekar qui mérite le beau nom «d'inquiéteur» que revendiquait André Gide, se distinguera par son militantisme politique en faveur de l'unité du peuple algérien. Il cherchait dans ses écrits un approfondissement de la conscience algérienne pour préparer la reprise historique. Pour cela, il milite en faveur de l'union avec la renaissance d'une communauté soudée par la conscience de son passé. Il combat les tabous, les préjugés sociaux et les habitudes de culture périmée. Son militantisme est en effet tout un programme politique et culturel. Chez Larbi, comme chez son frère Bénali, il y a cette tendance à aller de l'avant et de l'avant, anticipant l'évolution de la société par le biais des vecteurs modernes : la presse, le mouvement associatif, l'instruction. Ils vont user de leur bon sens et, en leur âme et conscience, ils cherchèrent à créer un nouveau climat à une mobilisation éclairée. Certes, les colons étaient plus soucieux à maintenir la société arabe dans son état d'indifférence et d'ignorance. Larbi est pour le parti de l'Algérie, une Algérie consciente, unifiée dans sa complexité vitale et sa culture. Visant la cohésion du corps social, cet instituteur que rien ne prédestinait à être journaliste appellera souvent dans les colonnes de son journal à transcender les antagonismes aux fins de sceller les liens patriotiques et refonder la nouvelle société autour des piliers traditionnels de son unité flattant l'orgueil national frustré. La priorité est donnée à la cohésion : «Solidarisons-nous, réunissons-nous souvent, secourons-nous mutuellement». Il en appelle à la force productive et active de la population, surtout à son unité fondement de la communauté fragilisée avant de s'engager dans la voie de la renaissance. Larbi Fekar exprime dans son journal son soutien au processus de réformes entreprises en Turquie, le Tanzimat (réformes), qui s'étalèrent de 1931 à 1876 date à laquelle fut promulguée la constitution ottomane suivie de l'élection du premier parlement, dissous deux ans plus tard par le sultan Abdelhamid II, et qui ne seront rétablies qu'en 1908, après trente ans de stagnation et de monarchie absolue. Cet ambitieux programme de réformes était envisagé pour combattre les causes du déclin de l'empire considéré comme: L'homme malade de l'Europe. Le journal el Misbah du 24 juillet 1904 se fait un plaidoyer en faveur du recul des particularismes algériens : «Les musulmans algériens devraient cesser de désigner par leur lieu d'origine, tous étant Algériens ». Certes, dans sa prise de conscience il y a une tendance nette vers un certain réformisme social. Dans son discours, il y a un sentiment de profondeur. Il cherchera à concilier les exigences légitimes de la société avec les droits imprescriptibles de la personne, concernant notamment la liberté de conscience et les libertés civiques. «el Misbah», écrit-il, dans son n.2, du 10 juin 1904: « est destiné principalement aux Indigènes, écrit par eux ou des Européens qui connaissent à fond, aiment et estiment les Indigènes». Il ajoutera, plus loin : «Nous proposons également, avons-nous dit, de défendre les Arabes contre leurs détracteurs possibles et, s'il y a lieu, contre leurs propres faiblesses», avant d'écrire plus loin : «C'est travailler pour le bien des musulmans d'Algérie le relèvement complet, matériel et moral de ce peuple arabe qui fut grand jadis, mais dont les brillantes qualités natives ont été pendant des siècles paralysées par une incompréhensible torpeur». Le discours d'el Misbah est tantôt enthousiaste, tantôt critique à l'égard de la société algérienne et ses détracteurs, mais également pour ses propres faiblesses. Ses rédacteurs étaient la cible des colons qui surveillaient son journal d'un œil vigilant. Il est devenu un de leurs adversaires inexpiables. Il y a derrière ce journal une sorte de compétition avec les colons dont la politique visait ouvertement à maintenir les Algériens hors du pouvoir. Les Algériens en s'affranchissant des colons voulaient bien aller de l'avant et cherchaient à acquérir de l'ascension : Que sont les indigènes dans nos administrations - Presque rien - Que devraient-ils être ? - Beaucoup - Que demandent-ils à être ? Quelque chose (el Misbah du 10/02/1905). Durant leurs études primaires Larbi et son frère Bénali furent tous les deux fascinés par la personnalité du premier instituteur français Décieux, directeur de l'école franco-arabe de Tlemcen. Dans un article intitulé «Souvenir» paru dans 'el Misbah'', Larbi rend un vibrant hommage à cet instituteur, mort et enterré le 26 août 1904 à Relizane. Larbi comptait dans son cercle d'amis l'arabisant chevronné, rôdé à la lecture des manuscrits William Marçais (1872-1956), directeur des medersas officielles de Tlemcen, puis d'Alger. Poursuivant son combat des mots contre les colons, Larbi Fefar écrit dans un article publié2 : «l'Arabe dans son intellectualité permet d'augurer une génération heureuse». Par ailleurs dans le même numéro Bénali Fekar relève que : «Je reconnais que mes compatriotes ont été victimes de leur indifférence» soulignant plus loin : « Nous assistons aujourd'hui à une sorte de fermentation dans les couches nouvelles qui comprennent qu'il n'y a plus de temps à perdre». Larbi est un battant d'un caractère courageux. Il figurait avec son frère parmi les rares personnalités de son temps -voir entre autres Si M'hamed Ben Rahal- à avoir le verbe haut irradiant la conscience du temps, traduisant aussi l'éclectisme d'une société, d'une communauté. Dans son costume arabe traditionnel il était un homme résolument moderne. Grâce à El Misbah qui reproduit un article du 'Journal de Rouen'', Colette Loquin rappelle qu'en 1905, Bénali Fekar a prononcé à Rouen une conférence sur «L'œuvre française en Algérie jugée par un Arabe' sous les auspices de la société normande de géographie. ''Il y portait avec élégance ( ) un costume traditionnel (plutôt) que l'habit noir traditionnel des conférenciers ' (el Misbah, n.29, 6 janvier 1905). Larbi Fekar est présenté souvent comme un va-t-en-guerre contre les colons opposés à toute régénération arabe manifestant aussi, ouvertement, son orgueilleux sentiment d'appartenance arabe et avec la volonté de n'être dupe de rien pour se permettre aussi toutes critiques. Larbi créa son journal parce qu'il croyait fermement qu'il était inutile de solliciter une sympathie de la presse d'Europe pour les indigènes. Son objectif était «de triompher de la misère morale et matérielle de ses concitoyens. Il voulait surtout réveiller les indigènes algériens de leur apathie, leur dessiller leurs yeux fermés à la lumière depuis 800 ans». La libération par l'instruction, par la diffusion des Lumières est le thème principal d'el Misbah fixant l'avenir: «l'instruction est la chaîne qui nous relie avec le passé; c'est pour le présent un instrument de bonheur et de richesse; c'est encore la clef qui ouvre toutes grandes, dans la lumière, les portes de l'avenir». C'est sur le front des libertés, des droits et de l'instruction que la verve journalistique de Larbi Fekar s'aiguisa pour défendre l'idée d'une renaissance intellectuelle éclairée par la connaissance. L'équipe du journal incite aux sciences modernes et à l'instruction comme un levier et une arme fatale dans l'enjeu pour l'avenir. Le 20 juillet 1904, il est question dans ce journal du droit des conseillers municipaux à élire le maire. L'occasion fut alors saisie comme prétexte par la presse coloniale de polémiquer contre el Misbah dont le directeur, affecté dans son honneur par un journaliste pamphlétaire, dut, comme dans les romans de cape et d'épée provoquer en duel, un injurieux confrère oranais du journal 'Oran le matin'qu'il pourfend au sabre. Une affaire qu'el Misbah monte à la Une sous le titre 'Duel''. Le journal exigeait l'abolition du code inhumain et illégal de l'Indigénat dont il soupçonnait parfaitement les finalités réelles (n°28). Larbi Fekar avançait sur tous les fronts étant donné sa conscience constamment sollicitée par l'urgence de l'histoire. L'histoire de ce journal fait partie de l'épisode aux conséquences insuffisamment analysées encore et qui a, au début de l'autre siècle, donné à la naissance des 'Jeunes-Algériens'' face au casus belli militaire puis politique de la colonisation. c) La fable coloniale de l'émancipation La politique d'el Misbah n'était pas d'attaquer de front le gouvernement général d'Algérie sous Jonnart. Il rappelait à chaque fois clairement que les intérêts français ne pouvaient se réaliser que compte tenu de ceux des Algériens et préférera s'exprimer à travers une démarche tempérée pour démonter la fable coloniale de l'émancipation. Tout en assurant son admiration pour la France républicaine, il désigne le mal de l'Algérie à travers ses colons. Dans son discours politique il y a ce mélange de sincérité et d'outrance. Certes, Larbi Fekar, en vue à l'époque, ne faisait pas partie de la coterie des colons avec l'équipe des rédacteurs d'el Misbah Il était en butte à des attaques en règle de la part de ses adversaires et plus rien n'arrêtaient leurs critiques. Larbi Fekar visait dans ses écrits les inégalités sociales en mettant à l'index la politique promue par les colons visant une société bâtie sur des différences. Dès le début de la conquête le colonialisme s'est efforcé de dissocier «Hadar(s)» et «Coulougli(s)», Arabes et Kabyles. La division était la clef de voûte de l'idéologie coloniale. Le journal met alors en garde la population contre sa fragmentation. Le style des journalistes est de dire la vérité et son contraire et cela, à travers des débats à fleuret moucheté. Travestir la réalité ce n'est pas paradoxalement la restituer. Les pseudonymes entouraient le secret des noms des rédacteurs sont : Alladin, Abdellah traduisent leurs sentiments d'identification avec le passé civilisationnel arabe, son héritage culturel et scientifique universel. A l'idée de décadence acclimatée, les frères Larbi et Bénali veulent substituer l'idée de progrès à l'idée de combattre surtout l'ignorance. Tout indice d'éveil, de sursaut national, de progrès enregistré dans le monde arabe était favorablement salué et même exalté comme dans cet article d'el Misbah intitulé «Bravo la jeunesse arabe» où un rédacteur «salue avec joie le réveil intellectuel de la race arabe». Larbi Fekar militera pour une meilleure représentation politique des musulmans d'Algérie et à la généralisation de la langue arabe. La renaissance des nations musulmanes est tout d'abord se courage de tirer les leçons du passé, mais aussi de s'approprier ce qui fait la force du vainqueur. Sous le pseudonyme d'Alladin, un rédacteur écrit dans el Misbah : «C'est que contrairement à ce que faisaient les Romains qui empruntaient aux nations rivales tout ce qu'elles avaient de bon et n'éprouvaient aucune honte à adopter les procédés qu'ils avaient reconnus supérieurs à ceux dont ils usaient eux-mêmes, les Arabes ont mis leur amour-propre depuis le Moyen-Age à repousser tout ce qui venait des nations étrangères et ont tenu à élever une barrière entre eux et l'Europe qui subissait progressivement l'évolution des mœurs et des idées pour tendre vers la forme supérieure des nations modernes». Il ajoutera, par ailleurs, en songeant à ce peuple japonais figé pendant des siècles dans une sorte de léthargie et qui, après avoir secoué sa torpeur, a fait dans la voie du progrès un effort si prodigieux qu'il rivalise maintenant avec les nations européennes les plus avancées. «L'heure semble venue où les peuples jusqu'ici immuables dans leurs coutumes primitives vont s'éveiller à l'appel de la civilisation. L'Extrême-Orient a donné le signal de l'évolution de la race jaune. L'Islam doit sortir de son sommeil séculaire. Il appartient aux musulmans d'étudier eux aussi les sciences modernes, de se familiariser avec les découvertes qui ont assuré la grandeur des autres peuples ». Le discours d'el Misbah est à la fois enthousiaste et provocateur. Pour Larbi Fekar, toute renaissance ne peut se produire : «Si nous n'avons pas, écrivait-il, la pleine conscience de notre situation actuelle». «Nous sommes appauvris, ruinés par les fléaux», concluait-il. En juillet 1904, dans chaque numéro en arabe figurent la traduction de l'accord franco-anglais de 1904 et d'articles du Times relevant que «la France avait les mains libres au Maroc» et cela, pour dénoncer la colonisation de ce pays. Dans un article intitulé 'Réflexions sur le Maroc'3, el Misbah ( 06 juillet 1904), Larbi Fekar regrette «de ne pas voir figurer d'Algériens dans le comité du Maroc» fondé par le député d'Algérie Eugène Etienne (1844-1921) né à Oran, un des principaux leaders du parti colonial à la chambre des députés et, fondateur du comité du Maroc. Le duo des deux frères Larbi et Bénali considérait que l'instruction est l'arme la plus appropriée pour sortir de l'impasse de la colonisation. Leur lutte sera avortée par la fermeture du journal après une année de sa création. Ce qu'on peut dire c'est que ce journal aura impliqué un processus de pensée politique optant pour la communication comme arme politique et vecteur d'affirmation de l'identité et de défense des droits étape importante aussi dans la montée du nationalisme. Les rédacteurs d'el Misbah se montrèrent habiles en procédés rhétoriques pour restituer paradoxalement la réalité ou mettre au pied de la lettre l'administration coloniale et, à titre d'exemple :«La France nous émancipe, vive la France», ou encore «Des écoles ? Oui et encore davantage ! Apprendre de la France ? Oui et toujours plus». L'idéal républicain sert souvent de justificatif pour mieux revendiquer l'égalité des droits et des libertés : «Quand donc voudra-t-on nous traiter sur un même pied d'égalité au moins par respect pour les lois qui en ont décidé ainsi». Le nom de Larbi Fekar réapparaît en 1911 participant à la fondation du journal 'Al-hak al-Wahrani' dont les positions étaient contre les revendications assimilationnistes. En conclusion «Relire aujourd'hui el Misbah n'a pas seulement un intérêt rétrospectif ; celui de saisir un aspect du passage encore tâtonnant de l'étape de la première résistance anticoloniale à celle du mouvement national» écrit, le sociologue Abdelkader Djeghloul. Le 17 février 1905 huit mois et demi après sa création il annonçait dans son numéro 34, sa cessation. Le n°1 du journal paraissait, le 03 juin 1904. el Misbah symbolise un moment important de l'histoire de la presse sous l'action des ' Jeunes' du mouvement de la renaissance en Algérie au début du XXe siècle dont les acteurs journalistes et défenseurs des droits sont encore sous-estimés et par là, confinés dans l'oubli dans un pays en pleine mutation qui a besoin, dans une nouvelle étape, de renouer avec passé politique moderne. *Journaliste et auteur -Les Jeunes-Algériens et la mouvance moderniste. Les frères Larbi (1868- 1932) et Bénali Fekar (1870-1942). Edilivre, Paris, 2013. - Le rêve moderniste en Algérie au début du XXe siècle. Presses académiques de France, Paris, 2016. -Colette Lequin, Entre colonisation libérale et contrôle colonial : les débuts de l'enseignement de l'arabe à Lyon (1901-1947), Maison de l'Orient et de la Méditerranée, 2010.