Aujourd'hui, Zoubir Aissi est mort. Le jeune Algérien a disparu dans la fleur de l'âge, tabassé à mort par des parkingueurs dans une plage de Bejaia. Il a laissé une famille orpheline et traumatisée pour avoir refusé de payer le parking sauvage. Paix à son âme ! Le ministre de l'Intérieur a maintes fois insisté sur la gratuité des plages. Oui, mais derrière une caméra. Le littoral est colonisé par la mafia qui squatte encore les plages. Des groupes de lâches ont pu défier une République ! Et quand une mafia réussit, ça prouve que l'Etat est «faible ». Que l'anarchie l'emporte sur la loi. C'est la logique. Les déclarations des responsables ne deviennent ainsi que blabla et marivaudage. Ils ne s'inquiètent pas parce qu'ils ne passent pas leurs vacances sur les plages publiques parmi les victimes ; ils adorent plutôt cette «Algérie vue du ciel » qui cache sa misère et tue ses propres enfants. Il faut regarder l'Algérie d'en bas pour sentir le poids d'une mort pour quelques dinars. Le terrorisme de l'espace public est né et il faut désormais commencer à faire l'inventaire des victimes en commençant par Zoubir ! En Algérie, le verbe tuer a été «gracié » tout comme ces condamnés lors de la fête d'Indépendance. Il ne signifie rien. La mort de Zoubir a valu quelques minutes de tristesse hypocrite, de deuil virtuel, et un silence éternel. Il y a eu des morts avant lui, dans l'espace public, pour une banalité. Et il y en aura après lui aussi. L'impunité et l'insouciance règnent. Chaque jour vécu est un échappement à la mort. Autrement dit, le citoyen ne vit pas mais échappe à la mort tant que la menace le guette quotidiennement. Et c'est pourquoi l'Algérie est un pays absurde. Les islamistes ne se manifestent pas pour ce genre d'affaires. Ils prient dans la rue pour annuler une activité artistique, jamais pour dénoncer un meurtre. Leur hypocrisie leur fait oublier ce verset qui dit que sauver une âme est comme sauver toute l'humanité. La vie ne les intéresse pas ; ils pensent à la mort qui leur offrira houris et miel. Vu sa profondeur, la mort de Zoubir ressemble à un roman. Un roman précis : l'Etranger de Camus. Les deux ont des points communs : une plage, un soleil de plomb, et un meurtre. La fiction a été publiée en 1942. Meursault tue un Arabe sur une plage d'Alger et accuse le soleil brûlant. Il sombre ensuite dans la philosophie de l'indifférence pour faire face à l'absurdité de la vie. Une remarque : le narrateur a décrit la plage mais n'a pas parlé des parkings sauvages et des parasols et tentes à louer. Dans les années 1940, il suffisait donc d'un short et d'une serviette pour aller à la plage. Avec le temps, le roman a été dénaturé en Algérie pour devenir un complexe postcolonial. Un document politique, pas une œuvre littéraire. Tant d'Algériens détestent Camus et ses personnages de papier ; celui qui aime sa littérature est un harki littéraire, un partisan de l'Algérie-Française, et un Algérien qui nourrit les fantasmes colonialistes. Leurs arguments sont les suivants : le meurtre sans raison et la non-dénomination de la victime (Arabe) sont la preuve que Camus a effacé l'identité algérienne et qu'il était contre l'Indépendance de l'Algérie. Voilà une analyse mythique qui se lègue d'une génération à l'autre. Le roman n'est pas le sujet de cette chronique. Tout ce petit rappel a été fait pour arriver à ce constat : depuis 1942, Meursault, un personnage fictif, dérange la conscience algérienne par son homicide commis dans un contexte colonial; en 2018, dans une Algérie indépendante, Zoubir Aissi, un être humain en chair et en os, a été assassiné par des Algériens et sa mort ne dérange personne. Contrairement à la victime de Meursault, Zoubir avait une famille, une vie, une histoire, une identité, et surtout un NOM. Paradoxalement, l'Algérie se souviendra éternellement de Meursault, jamais de Zoubir ou ses semblables, morts étrangers dans leur propre pays. L'Algérie est un pays absurde parce que la fiction dérange sa population plus que la réalité amère. Sur la pierre tombale de Zoubir, il vaut mieux graver ce vers paraphrasé de Baudelaire : «Homme libre, toujours tu craindras la mer ! »