Depuis la mi-novembre, les « gilets jaunes », échappant à toute qualification politique et catégorielle, manifestent leur mécontentement. Au début de ce mouvement, ils ne furent pas pris au sérieux. Pourtant, dès le départ ils bénéficiaient du soutien de la majorité de leurs concitoyens.[1] Ni les menaces, ni les tentatives de séduction ou de circonvolution ne parviennent à le réduire et à en décourager les participants, pas toujours les mêmes. On aura beau lui faire endosser toutes les violences qui accompagnent ses manifestations, pour le traiter de source de désordre ennemi de la société et de la nation. Rien n'y fait. La première réponse présidentielle est intervenue le 10 décembre avec une série de propositions que l'Elysée a chiffrées, les grossissant à 10 milliards d'euros, annonçant, démentant, jouant sur plusieurs registres et claviers[2]... sans tromper personne, malgré les armées de communicateurs mobilisés pour en vendre la portée et l'opportunité. Le calme observé entre Noël et Nouvel an a fait naître de faux espoirs et, au lieu de profiter de l'accalmie pour tenter sérieusement de traiter le problème, les autorités françaises se sont bercées d'illusions et cru le mouvement essoufflé, au seuil du trépas. Aujourd'hui, on en est au énième samedi d'un blocage imaginatif, adaptatif, innovant, exploitant toutes les ressources que le numérique lui offre, insaisissable, résistant à toute formalisation des spin-doctors et autres experts en communication, spécialisés en anomie et en gestion des foules. Le président en arrive à lancer une vaste consultation horizontale, populaire, ouverte à toutes les doléances assurées d'être entendues, respectées et honnêtement discutées. Certes, toutes ne seront pas exhaussées ni réalisées. C'est le cas de celles qui remettraient en cause certaines décisions votées en Assemblé, en particulier celles qui touchent à l'identité même du programme présidentiel et qui ont fait l'objet de délibérations à l'échelle de l'Union Européenne et de l'Euroland. Mais aucune, en principe et en droit, ne serait rejetée de prime abord. Du « Grand débat » au grand déballage ? Ce débat pose cependant des problèmes de fond. Dans le texte de 5 pages que E. Macron soumet à ses concitoyens, on peut noter de singulières manières. - On y trouve des questions que les opposants ne soulèvent pas, ou de manière très marginale, telles que l'immigration [3] ou la laïcité (sujets largement rebattues depuis des années pour divertir les Français et détourner leur attention des préoccupations brandies aujourd'hui) La question migratoire, très minoritaire dans les « cahiers de doléances » mis en place dans des milliers de mairies de France, avec l'idée qu'une « trop grande place est donnée aux étrangers' », ne figure qu'en huitième position, parmi les sujets proposés (5,4% des contributions). - En revanche des thèmes que les manifestants tiennent pour importantes sont ignorées ou minorés dans la lettre du président : le rétablissement de l'ISF, la hausse du pouvoir d'achat, la baisse des cotisations sociales des retraités, l'annulation de la limitation de vitesse à 80km/h sur les routes nationales, la réduction du nombre de radars confiés à des sociétés privées... La couleur de leurs gilets et l'occupation et les incendies des péages d'autoroutes témoignent de l'origine des problèmes qui ont mis le feu aux poudres. La décision de le tenir, ne faudrait-il pas l'oublier, découle directement des manifestations hebdomadaires des « gilets jaunes », du contenu de leurs revendications avec du soutien constant que leur accorde la majorité des Français (malgré tous les subterfuges médiatico-politiques et les manipulations, cf. le carton ci-dessous). De deux choses l'une : - Ou bien E. Macron, quoi qu'il dise, ne tiendra pas compte des conclusions du débat car elles sont orthogonales à son programme et à sa politique, et dans ce cas-là il donnera crédit à ceux qui pensent que le débat aura bien été une grande manipulation une tentative de démobilisation des mouvements contestataires. - Ou bien le président remettra en cause son programme politique et reviendra sur ses décisions en abandonnant celles qui sont prévues et dans ce cas là, il devrait logiquement démissionner. Or, depuis le Général qui respectait l'esprit de la Constitution au point d'organiser lui-même son départ via un référendum dont il connaissait l'issue, tous ses successeurs se sont accrochés mordicus au pouvoir. Mitterrand en 1986 et J. Chirac en 1997 (à la suite d'une dissolution ratée) après la perte des Législatives, ont choisi de demeurer à l'Elysée. «Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises» déclare E. Macron. «Nous ne pouvons poursuivre les baisses d'impôt sans baisser le niveau global de notre dépense publique» précise-t-il. Il propose alors de discuter des services à la collectivité qu'il conviendrait de « supprimer ». Cela revient à offrir aux manifestants le marché suivant : Si vous voulez payer moins d'impôts, il faudra alors consentir à moins de services publics » Le type même de raisonnement que les gilets jaunes récusent, précisément parce qu'en opposant fiscalité et services publics. Il place ses opposants dans une position inacceptable, car ils tiennent simultanément aux deux, avec une fiscalité plus« progressive » et une répartition plus équitable des contraintes. Cynisme ou naïveté ? Vendredi 11 janvier, après une cure de silence circonspect, imposée par les circonstances, à la veille d'une nouvelle journée de manifestations, Emmanuel Macron improvise une réception des artisans boulangers à l'Elysée. Il profite de cette occasion pour lancer un petit message à la nation qui ne passera pas inaperçu, interprétant l'actualité de son pays et précisant l'angle sous lequel il entend répondre à ceux qui remettent cause sa politique. Il choisit de se lancer dans un curieux éloge de l'éthique du travail et de la morale républicaine : « Notre jeunesse a besoin qu'on lui enseigne un métier, des gestes, des savoirs, le sens de l'effort et le sens de cet engagement qui fait qu'on n'a rien dans la vie s'il n'y a pas cet effort », professe-t-il. Et il explique : « Les troubles que notre société traverse sont aussi parfois dus, liés au fait que beaucoup trop de nos concitoyens pensent qu'on peut obtenir sans que cet effort soit apporté, que parfois on a trop souvent oublié qu'à côté des droits de chacun dans la République (...) il y a des devoirs. » Reuters, V. 11/01/2019 à 17:59 En deux phrases, pour ceux qui ont pu être abusés par une posture empruntée à la « Troisième voie » médiatiquement propagée sous divers labels (social-libéralisme, social-démocratie...) et divers personnages (tel Tony Blair en Grande Bretagne), il lève toute ambiguïté sur le cadre idéologique dans lequel il situe son action. C'est à la théorie néoclassique de la flexibilité du travail et de sa rémunération que renvoient les propos du président, colportées régulièrement et de manière banale par de nombreux politiques. Selon ce point de vue, l'absence de flexibilité du salaire du fait de réglementation, de l'institution d'un salaire minimum, la pression des syndicats... qui encouragent le refus du travail et génère le chômage. Ainsi les syndicats ou les réglementations étatiques qui - en empêchant les prix et les salaires de jouer leur rôle de variable d'ajustement automatique - participent à l'augmentation massive du chômage. On trouve l'expression de cette « théorie » sous la plume d'un économiste français. À chaque instant, toute la population existante est toujours assurée de trouver du travail mais à un salaire répondant aux conditions du marché. Il ne peut y avoir de chômage permanent que si on fixe un niveau minimum de salaire supérieur au niveau qui s'établirait spontanément, ce qui a pour effet de vouer au chômage permanent les ouvriers qui ne trouveront du travail qu'au-dessous du minimum fixé »[4] Toutes réformes du code du travail initiées sous F. Hollande et sous E. Macron n'ont qu'un seul objectif : faire du travail une marchandise comme une autre, soumise aux lois ouvertes du marché. Et c'est aussi à cela que la répartie récente du président renvoie. Mardi 15 janvier, il en lance une autre : « Les gens en situation de difficulté, on va davantage les responsabiliser parce qu'il y en a qui font bien et il y en a qui déconnent mais ils sont tous acteurs ». - Ou E. Macron ne rend pas compte de ce qu'il dit et cela va avec les supposées nombreuses gaffes qu'il a commises jusque-là. Car le président ne serait à peu près « sortable » que lorsqu'il lit ses discours. L'improvisation, le libre propos spontané, pas plus qu'à N. Sarkozy, ne lui réussiraient pas. Qu'il « dérape » ou pas, cela n'a pas grande importance. En cela, il partage cette « qualité » avec Marine Le Pen. - Ou il l'a fait sciemment, comme Jean-Marie Le Pen naguère qui usait des « petites phrases » pour scandaliser son public et faire des pointes d'audience. On peut s'interroger sur la stratégie de communication du président. On a l'impression que le staff présidentiel n'arrive pas à se conformer à un niveau de langage et à un système de références stables. Loin d'une tactique discursive qui s'adapte à ses vis-à-vis, le président hésite, oscillant selon les circonstances entre plusieurs postures qui vont de la verticalité jupitérienne la plus éloignée du commun (Mitterrand à son époque planait à une altitude stratosphérique, se faisait appeler « Dieu » par les Thuriféraires les plus fidèles, mais aussi par dérision par ses adversaires), à la « normalité » la plus triviale qui a achevé d'emporter un F. Hollande et son parti dont prolonge l'agonie et retarde les obsèques. Dans ces conditions, on peut comprendre alors que la majorité des Français (52%) a l'intention de ne pas participer au débat (Sondage OpinionWay pour « Le Point-Public Sénat-Etat d'esprit Stratis »)[5] et 57% confirment leur soutien aux « gilets jaunes » La France sous le regard sourcilleux de Bruxelles et de Berlin, entre autres... Les autorités françaises sont coincées dans un double-bind impossible. - Ou bien donner satisfaction à une horde de mécontents soutenue par la majorité des Français. Mais alors rien ne pourra plus arrêter le flot des revendications qu'on devine gros d'impatience et donner une prime aux jacqueries qui court-circuitent les institutions et les représentants légaux et légitimes, ouvrant ainsi la porte à une crise de régime et à une remise en cause des systèmes de régulation constitutionnelle. Inutile d'ajouter qu'il en sera fini du programme de « réformes audacieuses et impopulaires » déjà préparées par l'exécutif et son armée d'experts. - Ou continuer à résister et à ruser avec le risque de provoquer une sédition généralisée et irréversible que plus personne ne pourra contrôler, dans un contexte international et régional particulièrement instable. Par exemple, l'actualité française faisant des émules des « gilets jaunes » manifestaient samedi 12 janvier dans les rues de Londres contre l'austérité, avec un Brexit bloqué qui peut ni avancer ni reculer. Mardi, pendant que E. Macron conversait avec les maires à Grand Bourgtheroulde, deux-tiers des députés britanniques infligeaient une défaite historique à leur Premier ministre Theresa May en refusant le Brexit négocié avec l'Union Européenne, ouvrant la porte sur de grandes incertitudes pour tous ses partenaires et pour une actualité internationale passablement inquiétante, du Proche-Orient au Caucase, de l'Amérique du nord au Brésil, en passant par le Sahel et la mer de Chine. Outre l'Italie, la Hongrie ou d'autre ex-PECO, voire la Turquie, qui ne supportent plus l'« arrogance française » et la réduction de l'Union Européenne au « couple franco-allemand » (mythe dont seul Paris proclame régulièrement l'existence), aucun autre pays de l'Union ne voudrait voir défiler dans les rues de ses villes des hordes contestataires sous quelque couleur qu'elles se présentent. A l'évidence, la France - sommant avec suffisance les autres membres d'honorer les Traités et les conventions dont elle s'affranchit avec constance - fait cavalier seul dans la compétition du plus mauvais élève de l'Union. La France franchit aujourd'hui la plupart des limites prescrites par les traités ; au-delà cette année des 3% de déficit budgétaire et des 60% d'endettement rapportés à son PIB. Paris ressemble à un emprunteur multirécidiviste qui ne rembourse jamais et qui à chaque échéance demande un crédit et un délai de plus à ses créanciers. Abusés depuis des années, les Français, les Européens aux aguets, refusent leurs créances à des gouvernants dont la signature est ainsi démonétisée. Notons que ni les gilets jaunes, ni le texte du président ne mentionne, avec l'importance qu'il convient de lui accorder, la politique internationale de la France qui le mériterait pourtant. Epilogue très provisoire Mardi 15 janvier, devant des maires qu'il avait longtemps dédaignés, rassemblés dans le gymnase de Grand Bourgtheroulde (Eure), le président a donné le coup d'envoi à son débat durant un marathon qui a duré 7 heures. Au cours d'un one-man show à l'américaine, il a « mouillé la chemise », répondant patiemment à toutes les questions, essayant de faire front à une contestation qui le visait personnellement, appelant à sa démission. Personne n'a semblé remarquer l'absence d'une personnalité qui aurait pourtant dû être là, à la place du Président de la République. Être là parce que c'est la fonction que lui confère la constitution de la Vème République. Il s'agit du Premier ministre Edouard Philippe nommé pour s'assurer que le « gouvernement détermine et conduit la politique de la nation » (art. 20). Une politique au demeurant très impopulaire obligeant le président à s'exposer et à se contraindre à l'exercice qui vient de commencer ce mardi et qui devrait durer pendant deux mois, jusqu'à la veille des élections européennes. Cette absence montre les dérives, non seulement des mœurs politiques en France depuis quelques décennies, mais aussi celles qui procèdent des réformes constitutionnelles précipitées, improvisées, notamment celle la réduction du mandat présidentiel qui font se confondre, sous prétexte de scansions électives opportunes, les missions et l'action du président et de son premier ministre. Notes : [1] 73% des Français, indique un sondage Elabe réalisé pour BFMTV le mercredi 14 novembre. [2] Lire. Abdelhak Benelhadj. « Jaune, rouge ou vert. Les couleurs du « Printemps français » » Le Quotidien d'Oran, J. 13 décembre 2018. [3] L'idée des quotas migratoires que N. Sarkozy a tenté d'exploiter - dans la pure tradition politicienne des exécutifs sur les 30 dernières années en mal de diversion - a été retoquée par la Commission Mazeaud en juillet 2008. Elle ne répond pas aux préoccupations des mouvements contestataires mais plutôt à celles l'électorat de M. Le Pen. Qui ne verrait pas dans cette proposition une tentative de brouiller les cartes en tentant de diviser le mouvement des « gilets jaunes » ? [4] Jacques Rueff, « L'assurance chômage, cause du chômage permanent », Revue d'économie politique, 1931. [5] Ne pas participer remporte 54% des suffrages chez les électeurs de Marine Le Pen, option également majoritaire chez les partisans LR (51%). À l'inverse, l'intention de participer est très majoritaire chez les électeurs socialistes (59%), elle obtient 55% des suffrages chez les proches de LREM