Qui se souvient de Michel Seurat ? Né à Tunis en août 1947 de parents français et d'un grand-père d'origine polonaise, il se maria avec Marie, une fille libanaise, et finit par s'établir non pas au Liban mais dans la prestigieuse ville d'Alep, aujourd'hui en partie endommagée. Michel Seurat fait partie de cette communauté de chercheurs occidentaux qui ont contribué à réhabiliter l'image du monde arabe, voire de l'Islam lui-même, en prenant leur distance à la fois vis-à-vis de la confrérie occidentalocentrique et foncièrement raciste du Nord et des idéologues qui gravitent autour de ce qu'on pourrait appeler la «congrégation des Frères musulmans» , actifs au Proche-Orient et plus tardivement au Maghreb . Seurat, sociologue de son état et chercheur au CNRS, a publié de nombreux travaux, au nombre desquels des études critiques sur le conflit israélo-palestinien. Ces travaux lui ont valu un fort désaveu de la part de l'Etat hébreu, comme de certains commentateurs de la presse occidentale, dite libérale, notamment française. Pour ses collègues d'Orient et du Maghreb, il passait pour un défenseur sans réserve de la cause palestinienne, en fondant ses arguments sur l'aberration contemporaine d'un Etat d'Israël sans nation, prétendument laïque puisqu'arrimé à l'idéologie sioniste tout en réservant la citoyenneté israélienne à l'identité juive, autrement dit à l'extraction religieuse. Même si cette citoyenneté israélienne est tolérée pour les Palestiniens (musulmans et chrétiens) qui ont opté pour ce statut, elle n'a pas la même valeur que celle qui repose sur la judéité. Il s'agit de citoyens du Deuxième collège, ce qui rappelle de curieuses convergences avec l'Etat colonial en Algérie sous le gouvernement Naeglen de 1947-49. Shlomo Sand, historien iconoclaste et enseignant à l'université de Tel-Aviv, compte parmi la petite minorité qui essaie de lutter contre cette aberration constitutionnelle. Quant à Michel Seurat, la cause palestinienne qu'il défendait n'était pas du goût des obédiences islamiques (ni Al-Qaïda ni Daech n'existaient encore) de l'époque, dont la secte des Frères musulmans, prépondérante en Egypte alors, constituait l'alfa et l'oméga du fondamentalisme nationaliste versus nationalisme fondamentaliste. Il ressort que dans un tel contexte, toute plaidoirie d'un intellectuel occidental en faveur de la cause arabe en général et palestinienne en particulier pouvait paraître suspecte. Des voix se sont élevées pour soupçonner les services secrets israéliens d'avoir infiltré les Frères... l'arrestation à Beyouth, puis la mort de Michel Seurat a fait couler beaucoup d'encre au cours de ce printemps 1985. Souvenir personnel : j'ai rencontré Michel Seurat pour la première fois à Agadir (Maroc) à la mi-mai 1985, à l'occasion d'un workshop organisé par le Collège Franco-Russe (association interuniversitaire). Le thème de la rencontre portait sur «La violence urbaine». Le contexte s'y prêtait, dans la mesure où, pour la première fois depuis les indépendances du Maghreb, des mouvements insurrectionnels surgissaient ici ou là, en dehors de tout encadrement syndical ou partisan. S'agissait-il du lumpen-prolétariat ? Peut-être. Les surgissements inopinés du petit peuple des banlieues de Casablanca (réprimés par les chars de Hassan 2), l'émeute du pain à Gabès, comme l'occupation de la résidence du wali d'Alger par les habitants de la Casbah (promue à l'époque à un vaste chantier de rénovation, à finalité du suspecte mais jamais réalisé), tous ces faits étaient de nature à signifier, pour les sociologues que nous étions à l'époque, les prémices de mouvements sociaux qui échappaient à la doctrine sociopolitique dominante de la partition capital-travail. À la rencontre d'Agadir, l'exposé de Michel Seurat portait sur une enquête monographique concernant le quartier alépin de «Tabbané», un espace marchand composé de communautés diverses (kurdes, arméniennes, musulmanes d'obédiences diverses, etc.). L'espace public articulait spécificités culturelles intimes et convivialité globale qui s'exprimait dans un langage commun. Quand j'avais visité Alep en 1994, j'étais dans l'incapacité de distinguer entre ces différentes communautés, sinon par la division du travail qui pouvait nous éclairer sur l'extraction socioculturelle des acteurs en présence. A titre d'exemple, les luthiers étaient majoritairement arméniens. À l'époque, je travaillais sur la perte du local dans le paysage sociologique de la cité algérienne, notamment les vieilles cités médiévales. Je partais de l'hypothèse que l'espace des corporations de métiers conjuguait une civilité qui était en train de se perdre avec la désaffection de la petite production marchande entamée déjà depuis la colonisation française. Michel Seurat était sceptique quant à la valeur heuristique d'une telle hypothèse, sachant que dans la ville syrienne, disait-il, chaque quartier est une «Rue des Dames», c'est-à-dire chargée de sens comme à l'époque contemporaine, ce qui n'a pas été suffisant pour vaincre les partitions qui ont pu s'exprimer sur le plan politique. Le constat dressé par Michel en mai 1985 préfigurait le drame qui surgira une décennie plus tard en Syrie. Le colloque se termina vers le 15 mai. Une semaine après, on apprend par la presse que Michel Seurat est arrêté en même temps que le journaliste J.P. Kauffman. À leur descente d'avion à Beyrouth, le 22 mai 1985, par les djihadistes chiites libanais (précurseurs du Hezbollah). Alors que Kauffman a été libéré mois plus tard, Michel Seurat resta en geôle jusqu'à sa mort survenue en mars 1986 des suites d'une maladie. Nous avons été quelques-uns, parmi les universitaires du Maghreb, à signer une pétition, initiée par notre regrettée collègue Fanny Colonna, en vue de sa libération. Elle est restée lettre morte. En cette fin du mois de mai, 35 ans après sa disparition, j'ai une pensée pour cet homme sacrifié à l'autel de l'absurde et pour sa famille. Qu'il repose en paix.