La 34ème session du Sommet des chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union africaine (UA), tenue les 6 et 7 février 2021, a évoqué le sujet du «Grand Musée de l'Afrique». Une opportunité heureuse pour apporter quelques éclairages utiles sur le sujet, notamment le changement de paradigme du «Musée africain» au «Musée de l'Afrique», l'acceptation et la validation du projet par l'UA. Il y a deux aspects dans ce sujet, d'abord l'idée, c'est-à-dire le concept et ensuite le projet de programme d'infrastructure et d'équipement. Mais comme les idées ne se meuvent pas par leur propre vertu et qu'elles tirent leur sens des contextes dans lesquels elles ont pris naissance, nous avons jugé utile de revenir sur le processus historique d'élaboration de l'idée et du concept «Grand Musée de l'Afrique». Avant la réunion des ministres de la Culture des pays de l'UA, qui s'est tenue à Nairobi (Kenya), en 2005, l'idée de «Grand Musée de l'Afrique» n'existait pas encore, il était question du «Musée africain». C'est à la réunion de Nairobi, en 2005, que le concept «Grand Musée de l'Afrique» est introduit par l'Algérie en remplacement de celui du «Musée africain». La proposition sera approuvée par l'UA et confirmée par la réunion de chefs d'Etat africains réunis à Khartoum, au Soudan, en 2006. L'Algérie ayant reçu mandat de conduire le projet, avec la participation d'experts désignés par l'UA. LA NOTE CONCEPTUELLE L'idée du «Grand Musée de l'Afrique» a été présentée sous la forme d'une note conceptuelle, en guise d'exposé des motifs. Cette idée a germé dans un contexte de grands débats sur la question des restitutions des biens culturels spoliés et en réaction à la création du nouveau Musée des civilisations et des arts premiers, le Musée du quai Branly. Il s'agissait de produire un déplacement épistémologique du concept «Musée africain» vers celui du «Musée de l'Afrique». Ci-dessous l'intégralité de la note conceptuelle : L'expression «Musée africain», créée par les «missionnaires» de la colonisation occidentale du continent africain, pour justifier et légitimer un acte de dépossession et de spoliation au nom de la civilisation, a été consacrée sur le terrain par la création d'une multitude de musées dits africains, un peu partout en Europe et quelquefois en Afrique, et élevée au stade de concept renvoyant à la dimension première, primitive, esthétique, écologique, d'une culture qu'il fallait plaquer à la nature pour en extraire les valeurs de la pureté, de l'innocence et de la naïveté. Ces musées africains (ex. musées africains de Lyon, d'Aix, Musée Pompidou de Paris, musée des arts d'Afrique et d'Océanie de Paris et de Marseille, musée de Quai de Branly...) dont les objets et collections ont été volés et confisqués et donc décontextualisés et «déritualisés», c'est-à-dire ayant perdu toute fonction historique, religieuse et culturelle, ont été à la base de toute une pratique muséographique et une méthodologie de collecte (et d'enrichissement par les collectionneurs de masques et de statuettes) et de mise en scène artistique et esthétique, qui ont fait école et qui continuent à alimenter une littérature et une poésie qui prônent les vertus d'un certain exotisme et d'une nostalgie de valeurs primitives, ancrées à la nature «ex. les arts premiers». L'Afrique doit concevoir le «Musée africain» : - d'abord à travers son rejet de l'expression «musée africain» afin de marquer la rupture conceptuelle et épistémologique avec ce regard colonial d'outre-mer qui se débat, aujourd'hui, au nom de «l'œuvre coloniale», pour pérenniser par l'exposition des souvenirs coloniaux faits de trophées, de butins et d'autres objets exotiques en occultant cette dimension destructrice d'une colonisation qui a annihilé des populations et des cultures entières et dont les signes sont entreposés dans des réserves ou emmurés dans des musées; - et ensuite par sa détermination et sa résolution à se réapproprier son histoire et sa mémoire (profanées, violées et spoliées) à travers l'acte de création du «Musée de l'Afrique». Cet acte, à la fois politique et symbolique, participe d'une démarche de consécration des valeurs africaines intrinsèques et d'une approche de réhabilitation et de récupération des biens culturels volés. La suppression de l'adjectif «africain», remplacé par le nom «Afrique», est en soi un acte de réappropriation, qui énonce un nouvel ordre muséographique et muséologique. Le «Musée de l'Afrique» ne s'établissant plus sur la seule esthétique des masques ou des statuettes africaines, exprime, d'abord, le présent et le futur africain, celui de la libération (colonialisme, racisme), de la décolonisation, de «l'Afrique aux africains». Il se veut pluridisciplinaire et porter sur les réalisations africaines (inventions, innovations, créations) qui participent à l'effort de la civilisation mondiale dans sa dimension la plus humaine. L'Afrique étant source de l'humanité, elle en détient les codes et les ressorts. C'est fort de ce corpus d'idées que l'Algérie a été suivie et confortée dans son idée du «Grand Musée de l'Afrique» par l'Union africaine. L'EXPERTISE DE L'UNION AFRICAINE En mars 2010, l'Union africaine avait désigné trois experts internationaux pour examiner et approfondir les termes de référence de la création du futur «Musée de l'Afrique» et de conseiller la partie algérienne sur les besoins et les étapes de sa mise en œuvre : Pr Charles Banam Bikoi, anthropologue Yaoundé- Cameroun, consultant de l'Union africaine; Pr Arch. Andrea Bruno, architecte; Torino, via Asti, consultant de ICCROM; M. Alain Godonou, conservateur du patrimoine, Unesco, Directeur de la Division des objets culturels et du patrimoine immatériel, UNESCO. A l'issue de l'expertise, cinq (05) recommandations furent émises : 1 : équipe et suivi du projet. 2 : choix du site. 3 : mise en place d'un dispositif de programmation. 4 : visibilité et promotion du projet. 5 : planning, phasage général et calendriers des étapes de réalisation du projet. Nous ne reproduisons, ici, que quelques extraits de la 3e recommandation, qui couvrent les aspects conceptuels : Muséologie/muséographie. La conception d'un Projet scientifique et culturel (PSC) est une étape clé pour préfigurer le futur musée dans ses activités. Le PSC doit être de la responsabilité de l'équipe de projet qui doit elle-même annoncé l'équipe du futur musée. Concept. Le PSC devrait se baser sur le concept de musée contenu dans les documents fondateurs du projet qui ont reçu l'adhésion de l'UA; c'est-à-dire que le futur musée ne doit pas être un «musée africain» résultat d'un regard ethnographique porteur de préjugés, extérieur aux cultures et à l'histoire des peuples du continent. Les échanges entre les experts et leurs homologues algériens ont fait ressortir des idées qui devraient orienter le concept et donc le contenu du musée : - Afrique, berceau de l'humanité, terre de grandes civilisations anciennes, terre de résistances, place et importance du Sahara, comme lien et non frontière, de même que la force des cultures du vivre ensemble, du patrimoine immatériel, l'Afrique sont autant d'aspects qui devraient inspirer le musée. - Il a été souligné que les travaux de l'Histoire générale de l'Afrique, conduits par l'Unesco devraient être utilisés pour apporter du contenu. Les experts recommandent aussi, en accord avec leurs homologues algériens, que le futur musée ne soit pas perçu comme replié sur le passé, mais ouvert à la création et aux expressions contemporaines africaines. Le potentiel des nouvelles technologies devrait être exploré et mis au service des publics visiteurs. Le PSC devrait se donner en particulier pour objectifs de déterminer la politique des collections et la politique des publics. Des études sur les capacités nationales de conservation des collections et des études sur l'audience des musées algériens sont nécessaires de même que des études prospectives sur les besoins. Du point de vue des collections, il paraît nécessaire d'identifier celles existant dans les musées algériens qui pourraient être «regroupées» dans le futur musée. La programmation culturelle dudit musée devrait comporter des expositions thématiques qui mettraient en valeur les collections des autres pays du continent et qui seraient naturellement une bonne opportunité de relations professionnelles entre les musées et autres institutions culturelles et scientifiques du continent et/ou travaillant sur les questions similaires. La politique des collections devrait comporter aussi la conception et la mise en place de pratiques de conservation avec des normes techniques et de rigueur requises pour répondre à la critique de l'absence de capacités sérieuses et crédibles de conservation sur le continent. Il semble alors important d'envisager le futur musée aussi comme un lieu de ressources et de formation/stage pour les professionnels africains de la conservation. Du point de vue de la politique des publics, et partant du fait que la population d'Alger est estimée entre 3.000.000 et 3.500.000 habitants, le futur musée pourrait envisager une fréquentation d'au moins 1.500.000 visiteurs par an pour répondre à la mission d'être un équipement que s'approprient les populations et les visiteurs. A titre de comparaison, les grands musées des grandes villes du monde accueillent l'équivalent de leur population en terme de taux de fréquentation. Dans la politique des publics, il faudra être attentif aux besoins didactiques de la jeunesse algérienne et africaine, mais également à ceux des diasporas africaines, de même qu'à la soif de connaissance et de compréhension des touristes ou visiteurs cosmopolites de toutes origines. La mise en place du dispositif de programmation devrait reposer sur des compétences de programmistes, multidisciplinaire, qui auront pour mission de mettre ensemble les données de programmation architecturale et urbanistique, muséographique et muséologique. Ce travail nécessitera des études préalables et complémentaires dont l'objectif est de s'assurer que le nouvel équipement s'insère dans une logique et une dynamique qui servent l'évolution de la ville d'Alger, dans ses ambitions et ses projets aux services de ses populations et de ses visiteurs, qu'il réponde à des normes de qualité technique et professionnelle élevées». Ce sont là les quelques informations sur le volet conceptuel du «Grand Musée de l'Afrique» que nous voulions partager, pour rendre visible un acte significatif, de grande portée politique aux échelles nationale et internationale. *Dr - Ex-Directeur de la protection légale des biens culturels et de la valorisation du patrimoine culturel