Autour de quelques classiques du cinéma hollywoodien, discussions entre le célèbre cinéaste américain par ailleurs grand cinéphile et quelques cinémaniaques algériens méritants. Aujourd'hui, Orange mécanique de Stanley Kubrick, sorti en 1971. RYM MOKHTARI : «Je ne me rappelle pas quand j'ai vu Orange Mécanique pour la première fois. Ça m'étonnerait qu'il soit passé à la télé algérienne. Probablement emprunté à la vidéothèque, parce que l'affiche du film sur la cassette VHS, c'est le genre d'image qui m'aurait attirée. A l'époque, je n'avais pas l'habitude de retenir le nom des réalisateurs, donc Kubrick ne voulait rien dire pour moi. Je n'avais pas lu le livre, je ne connaissais pas l'acteur. J'étais trop jeune ou trop bête pour comprendre «de quoi parlait le film». Il a frappé mon esprit d'ado parce que je n'avais encore jamais vu de films comme ça. Ça ne racontait pas une belle histoire, aucun personnage (et certainement pas ce petit con d'Alex) ne générait le moindre sentiment de sympathie, je n'y décelais aucune morale à en tirer, tout était moche et détestable. Mais c'était sacrément intriguant dès les premières images, les tables du Moloko, le vocabulaire bizarre, les costumes des drougs, ce mélange de décor seventies qui m'était familier par les vieux magazines qu'on gardait à la maison et d'objets design aux couleurs criardes. Ça ressemblait à un de ces rêves dérangeants dont on sent qu'ils recèlent un sens caché sous un fatras de symbolique tarabiscotée. Le genre de rêve qu'on fait quand on est ado, qu'on pense trop au sexe sans l'avoir jamais pratiqué et qu'on est souvent en colère contre tout et tout le monde. Alors bon, plus tard, Kubrick et sa virtuosité cinématographique, bien sûr. J'ai vu tous ses films, bien sûr. Et réfléchi et analysé et décortiqué et on pourrait en parler, mais je préfère garder ce souvenir très sensoriel, très physique et psychique et pas du tout intellectuel, de ce film qui m'a mise très mal à l'aise en ne me laissant pas comprendre mais en exigeant de moi de ressentir des choses même désagréables. Surtout désagréables. Et c'est ça aussi le grand cinéma». QUENTIN TARANTINO : «Le Nouvel Hollywood de la première moitié de la décennie soixante-dix semble avoir voulu tester les frontières à la fois de sa liberté acquise de fraîche date et du type de films qu'il était permis de traiter. Et c'est pour ça que les amoureux du cinéma aiment encore découvrir ces films aujourd'hui. Mais ceux qui allaient de temps en temps au cinéma ne faisaient pas la différence entre le Nouvel et le Vieil Hollywood, et n'habitaient pas à New York, ni à Los Angeles ou San Francisco, ni non plus sur un campus, tout ce qu'ils savaient, c'est que quand on allait voir un film, on avait quand même envie de le comprendre. Ont-ils compris 2001 l'Odyssée de l'espace ou Orange Mécanique de Kubrick ? Et Catch 22 ? Et Brewster McCloud ? Et Petits meurtres sans importance ? Sans critique pour leur dire quoi en penser, ont-ils compris Cinq pièces faciles ? Ont-il compris de travers Joe, c'est aussi l'Amérique ? Quand tu vas voir un film, tu as envie d'apprécier le héros. Aimes-tu Jeff Bridges et Sam Waterston dans Rancho Deluxe ? Bien sûr que non, ce sont des connards ! Dans Shampoo, Warren Beatty dans le rôle de George Roundy est-il un héros ? Je ne me moque pas des gens à l'époque qui ne pigeaient pas. Je me moque des gens d'aujourd'hui. J'ai projeté Shampoo à une scénariste lauréate d'un Oscar qui ne l'avait jamais vu, et à la fin, sa réaction a été : «Donc, c'est juste l'histoire d'un gars qui essaye d'ouvrir un salon de coiffure ?». Et oui, je m'en paye une bonne tranche aux dépens de Callie Khouri, mais elle n'est pas la seule à dire ça. Ceux qui allaient au cinéma de temps en temps savaient qu'on parlait plus crûment qu'avant dans les films, mais ça ne voulait pas dire qu'ils étaient prêts pour La dernière Corvée. Ils savaient que les films étaient à présent plus violents. Ça leur plaisait que Cent dollars pour un shérif soit plus âpre qu'un western habituel à la John Wayne, ils aimaient le réalisme de la rue de French Connection, ils aimaient que Dustin Hoffman refuse à un moment donné de se faire marcher sur les pieds et prenne les armes dans Les Chiens de paille, ils aimaient que l'inspecteur Harry bute les Black Panthers tout en mangeant son hot-dog, mais ça ne voulait pas dire qu'ils étaient prêts pour la gorge tranchée dans La Horde sauvage ou la scène singing-in-the rain d'Orange mécanique (*) Professeur aux Beaux-Arts d'Alger, autrice de bandes dessinées à ses -très rares- heures perdues, Rym Mokhtari, cinéphile exigeante, a fait son entrée dans le monde du cinéma algérien en réalisant l'affiche du documentaire El Oued (2014) de Abdenour Zahzah. (**) Les propos de Quentin Tarantino sont extraits de son livre «Cinéma spéculations» (Flammarion) publié cette année, un très beau recueil de textes sur les films qui ont marqué le réalisateur américain, ouvrage que tous les cinéphiles de plus de 40 ans devraient impérativement lire.