Par Kamel Belhout* Depuis très longtemps, la question de la régulation des marchés et des prix des produits agricoles a fait l'objet d'une polémique ancienne sur les plans politique et académique, et d'un débat entre les différents acteurs socio-économiques dans toutes les sociétés humaines qui assistent à un essor législatif continu et à des mises en place périodiques des politiques opposées qui se succèdent étant parfois libérales en arguant que les bureaucraties absurdes sont incapables de gérer convenablement l'offre et la demande et parfois revient le protectionnisme et le dirigisme au motif que les marchés libres conduisent à des variations de prix sans rapport avec les coûts de production qui entraînent d'énormes gaspillages dont les classes sociales vulnérables sont les premières victimes et parfois dans des situations exceptionnelles et de crises qui surviennent et qui nécessitent des mesures salutaires d'une économie alimentaire administrée. Et l'intervention publique pour la lutte contre la volatilité des prix et la régulation des marchés agricoles, ainsi que les manières d'intervenir et les précautions à prendre tirent leur bien-fondé lorsque les marchés entrent en contradiction avec la définition de l'intérêt général du pays et la préservation de l'ordre public, ainsi que du bien-être des consommateurs. En sciences économiques, l'Etat qui est omniprésent dans la vie socio-politico-économique dispose de trois fonctions musgraviennes: la régulation, l'allocation, et la redistribution et par la première, l'Etat est régulateur d'une part, en mettant des politiques structurelles et des légiférations nécessaires et adéquates pour l'instauration d'un climat de confiance, via des institutions de contrôle et de veille pour leur bonne application et interventionniste d'autre part, en rétablissant un minimum de transparence, afin de protéger le producteur et le consommateur face aux multiples risques socio-économiques dans le but d'assurer la préservation des grands équilibres économiques et sociaux dans un monde où l'incertitude domine. Mais quoi qu'il en soit et peu importe les divergences sur le rôle de l'Etat et les limites de ses interventions dans les affaires économiques et loin des escarmouches idéologiques, la question de la régulation du marché et la fixation des prix est jugée plus qu'indispensable pour la protection du produit national et le pouvoir d'achat des consommateurs et s'inscrit parmi les engagements et les devoirs des pouvoirs publics du pays, étant le garant de l'économie du pays face aux défis internes et externes multiples et multidimensionnels d'où il n'y a aucun mal si ces mesures réglementaires ou ces directives servent les intérêts de l'économie nationale à condition de ne pas s'accrocher à des définitions biaisées et idéologiques de certains termes qui alimentent l'ambiguïté et qui semblent à certains signifier qu'on veut ramener l'Etat à l'ère de la tyrannie, de l'éradication des droits et de la restriction des libertés. Inégalités gigantesques Aussi, il faut noter que les bouleversements mondiaux actuels et à venir liés aux impasses du néo-libéralisme conjuguées à la crise sanitaire mondiale avec l'épidémie de Covid-19, ainsi que l'impératif d'une transformation écologique radicale des modes de production et de consommation, appellent à revenir sur la question essentielle de la régulation des marchés agricoles pour garantir un niveau de prix agricoles relativement stables pour permettre des conditions de vie dignes aux agriculteurs et leur donner les moyens de s'engager durablement dans les systèmes de production agricole, ainsi que permettre une grande accessibilité des consommateurs aux différents produits agricoles à des prix acceptables. Or, l'histoire démontre qu'une telle garantie ne peut provenir du libre-échange, car les marchés agricoles ne s'autorégulent pas sur un marché mondial où les inégalités gigantesques de productivité agricole dont le coût de revient est en grande partie lié à celui des hydrocarbures et où des phénomènes de spéculation interviennent d'où le libre-échange ne peut que signifier prix instables et souvent dérisoires. La doctrine du libre-échange qui est particulièrement normative et représentative d'un monde qui n'existe pas dans la réalité supposant que les marchés s'équilibrent d'eux-mêmes par la concurrence et empêchant toute approche pragmatique visant à tenir compte des enjeux de sécurité alimentaire et des limites de l'ajustement des prix, ce qui a créé des distorsions sur les échanges et a affecté négativement le bien-être des sociétés dans leur ensemble. (D'ailleurs, Paul Romer, prix Nobel d'économie, a accusé ses collègues macro-économistes de faire tourner des modèles mathématiques sans rapport avec le réel, semblables aux rituels religieux d'un clergé voué au culte de l'infaillibilité de la théorie économique). Pour rappel, la crise alimentaire mondiale de 2008 a servi d'un message avertisseur sur l'invalidité de la doctrine de l'équilibre général et sur les entorses de libre-échange exacerbée par la brusque et forte hausse des prix des matières premières agricoles sur les marchés internationaux, ayant des répercussions immédiates sur l'effondrement des approvisionnements intérieurs de beaucoup de pays où plusieurs d'entre eux se sont interrogés dès lors sur les instruments de la politique publique à déployer pour sécuriser leur alimentation, afin de maintenir les prix à un niveau raisonnable et d'assurer les provisions d'une façon durable sur le marché intérieur, mais cela a conduit beaucoup de pays exportateurs en parallèle à réduire leurs offres, ce qui a exacerbé la hausse des prix sur les marchés internationaux en assistant à une véritable bulle de prohibitions surtout sur deux marchés stratégiques en l'occurrence celui du riz et du blé. Flambée des prix De là, la notion de sécurité et de souveraineté alimentaires s'est fortement démarquée et resurgit dans les débats sur les politiques agricoles, surtout pour la régulation des marchés des produits agricoles, notamment dans les pays importateurs pour appréhender la flambée des prix et la baisse des stocks mondiaux, ainsi que les phénomènes de spéculation sur les marchés financiers pour répondre justement aux menaces de déstabilisation politique et aux risques d'inflation importées. En fait, l'instabilité structurelle est l'une des spécificités les plus marquantes des marchés de l'agriculture en annihilant toute perspective de voir les prix se stabiliser durablement à un niveau d'équilibre à cause d'une part, l'inélasticité de la demande en produits agricoles et les craintes de pénuries alimentaires qui peuvent entraîner des surcoûts de production et d'autre part, de la forte atomicité des producteurs dont la structure des coûts de production est proche de celle d'une industrie lourde qui rend moins réactive l'offre agricole, face aux baisses de prix, d'où il est vain de contraindre les agriculteurs de suivre les signaux du marché et ce n'est pas dans leur intérêt ou de l'Etat de produire moins quand les prix baissent contrairement à la surproduction qui va assurément bénéficier de l'intervention publique en accompagnant l'ajustement de l'offre à la demande par résorption des surcapacités de production via le stockage pour éviter les alternances de hausse et de baisse des prix. Il est à noter qu'à travers l'histoire, le rôle des institutions collectives est majeur dans le processus de stockage et c'est le Pharaon qui a stocké en Egypte, l'Empire romain avait ses anones et le grenier commun a toujours été l'une des sources importantes de la légitimité du chef de village africain et le stockage public qui consiste évidemment à constituer des stocks en période d'abondance pour les remettre sur les marchés en période de pénurie est un outil incontournable pour la régulation et la stabilisation des marchés agricoles face aux fortes fluctuations des prix agricoles, nonobstant les accusations physiocratiques admettant que le stockage publique conduit notamment à des distorsions de concurrence et de reporter les difficultés des uns sur les autres. Politiques commerciales Cependant, pour quelques filières agricoles et agroalimentaires, la situation est plus favorable au stockage privé quoique les stockeurs privés cherchent évidemment le profit et non la stabilisation des prix et le faible impact du stockage privé sur la stabilisation des prix intérieurs est expliqué par le fait que le différentiel de prix devrait dépasser les coûts de stockage tout en réalisant obligatoirement les opérations d'achat pour gonfler les stocks sur le marché intérieur et non sur le marché international, pour qu'il y ait un lissage des prix intérieurs. En plus du contrôle des mécanismes de stockage public/privé, l'arbitrage lors des opérations d'approvisionnement est nécessaire, entre le marché international et le marché domestique, pour réguler le marché des produits agricoles, étant donné que le prix fluctue entre la parité import et celle export. Enfin, dans cette partie conclusive, il est utile de dire que d'après des thèses d'experts économistes, la régulation des marchés agricoles est fortement liée à l'existence de prix agricoles minimum rémunérateurs et stables, pour garantir des revenus décents des agriculteurs leur permettant une capacité de se développer et de s'inscrire dans une transformation agroécologique des systèmes agricoles, ce qui constitue un enjeu majeur en termes d'indépendance et de sécurité alimentaire à moyen et à long terme, tout en évitant le dumping des marchés au niveau mondial. Aussi, l'engagement dans des politiques commerciales et de régulation des produits agricoles adaptées dans le contexte de la sécurité alimentaire doit être basé sur le principe de protection et de soutien à la production agricole, en renonçant à soutenir les exportations agricoles ou alimentaires et la nécessité de leur limiter au maximum les fuites frontalières, surtout en l'absence des indicateurs de saturation réelle du marché intérieur et de garantie de l'abondance des produits agricoles, sur une période donnée pour faire face à des situations de pénuries et de manque d'approvisionnement causant un désordre social. Et les accords de libre-échange impliquant une libéralisation des produits agricoles devraient être remis en cause et de véritables accords de coopération protectionnistes visant à renforcer les systèmes alimentaires territorialisés devraient être ratifiés avec une mise en œuvre des principes de responsabilité sociale et écologique globale dans une optique prospective de développement durable. * Ingénieur agronome