Depuis quelques mois, comme par un tacite accord, les journalistes algériens et plus particulièrement les patrons de presse, ne disent plus « presse indépendante » mais « presse privée ». Ils se sont délestés d'un qualificatif un peu lourd à porter mais qu'ils n'en revendiquaient pas moins avec une pathétique obstination. Cette mutation sémantique est pourtant significative. Les forces qui avaient émergé à la faveur de l'interruption du processus électoral en 1992 et qui avaient trouvé dans la presse « indépendante » un allié de choix, qui l'ont conditionnée et qui l'ont utilisée, sont aujourd'hui en phase de recomposition. Ou de décomposition. La presse privée est sommée, toujours de façon brutale, de revoir sa copie . Elle qui s'était, dans sa majorité et à des degrés divers, engagée contre la réélection de Bouteflika et pour le candidat Benflis, n'ose pas avouer qu'elle a été trompée. Ceux-ci, qui en avaient fait leur principale machine de guerre contre la réélection du président sortant, lui avaient donné l'assurance que Benflis serait élu. Certains patrons de presse, prudents, ont préféré ne pas insulter l'avenir. D'autres, par contre, se sont jetés tout entiers dans la bataille. Toute la corporation connaît l'exemple d'un quotidien francophone, qui avait été embrigadé du jour au lendemain dans la lutte sourde pour la « bénédiction » de celui qui devait devenir le président de la République. Le staff et la ligne éditoriale furent réaménagés en deux temps, trois mouvements. Les journalistes de la rédaction centrale s'opposèrent farouchement au parachutage du nouveau directeur et menacèrent de démissionner en bloc. En l'espace de quelques jours seulement, le journal entra en guerre. Sur un ton proche de l'hystérie. Le dénigrement systématique et sans nuance du clan présidentiel devint la principale matière du journal. Jusqu'à l'écoeurement. Les sources étaient des officines qui avaient été mises en place pour fournir aux journaux « pro-Benfis » des scoops parfois sordides. La principale rubrique du journal, une page à sensation la plus lue de la presse francophone, a été des mois durant et au dam des journalistes qui avaient fait sa réputation, consacrée à cet usage presque exclusif.L'élection de Benflis semblait acquise. Mais Bouteflika réussit, à force de tactiques mais aussi de concessions, à emporter et imposer sa réélection. Benflis fut lâché du jour au lendemain par ceux qui lui avaient promis un destin national. Ils ne lui accordèrent même pas la faveur d'une sortie honorable. Sa carrière politique, prometteuse, fut broyée. Tous ceux, politiques ou commis de l'Etat, qui l'avaient soutenu furent remerciés sans autre forme de procès. Les patrons de presse ont compris que leurs alliés de conjoncture ne peuvent plus ou ne souhaitent plus les protéger. Ils entament depuis lors un repli stratégique et adoptent un profil bas. L'unanimisme obtus autour d'une certaine idée de la presse "la plus libre du monde arabe et du tiers monde" aura vécu. En bons gestionnaires de leurs titres et de leurs statuts de nouveaux riches, certains patrons de presse ont compris qu'il allait maintenant de leur intérêt de se délester de cette image niaise, même si elle fut payante. Aujourd'hui, ils répètent à l'envi qu'une presse indépendante et réellement objective n'existe nulle part au monde et qu'il n'est pas immoral pour un média d'avoir ses propres engagements, ses ancrages et ses choix politiques. Mais ces nouvelles professions de foi suffiront-elles à faire oublier des compromissions qui ont lourdement pesé sur la crise algérienne ?La presse privée est d'autant plus choquée d'être ainsi répudiée qu'elle croyait avoir mérité pour toujours une place au soleil. La presse privée à la croisée des chemins En somme, le roi est nu. La presse privée, cherche ses marques et ne sait plus très bien où donner de la tête. Surtout que depuis quelques mois, sa liberté de ton en trompe l'œil ne fait plus illusion. Car jusqu'à cette croisée des chemins où se trouve aujourd'hui l'Algérie, le non initié étranger ne comprenait pas le procès qui est fait à la presse privée algérienne. Depuis la Une jusqu'aux faits divers, il n'y était question que de la dénonciation des scandales, des passe-droits, de fines analyses politiques, d'éditoriaux édifiants et de caricatures remarquables. Pour ce dernier point, il faut savoir que ces journaux ont le privilège d'avoir des caricaturistes de très grand talent et de renommée internationale. L'un d'entre eux, Dilem, croque presque chaque jour des responsables dans des postures hilarantes. En plus de ses positions courageuses et tranchées, ses bulles n'en sont pas moins géniales. Mais la caricature mise à part, la question est de savoir s'il y a eu un seul article de fond qui fait état des graves violations des droits de l'homme ou du pillage éhonté dont se sont rendus coupables ces responsables ? La matière est pourtant largement disponible. A profusion ! Dans ce pays mis en coupe réglée, où la corruption est instituée en principe cardinal.La seule fois où cette presse s'était faite l'écho d'une attaque contre un responsable fut l'affaire Betchine.. Dans le fond, ce n'était là qu'un tir à blanc. Le général Betchine l'avait bien compris puisqu'il ne se défendra que très mollement, alors qu'il disposait d'un puissant groupe de presse et qu'il avait à sa disposition des informations accablantes sur ses adversaires. La presse privée algérienne a été créée deux années après les émeutes d'octobre 88. Les vielles méthodes du parti unique avaient fait leur temps. Partout dans le monde les systèmes autoritaires s'effondraient, laissant avec plus ou moins de bonheur la place à l'émergence du multipartisme. En Algérie, le régime sut canaliser à son avantage les aspirations populaires. En mettant lui-même en place une impressionnante façade républicaine. Les Institutions élues furent réaménagées dans la « transparence ». Une soixantaine de Partis politiques ont été crées, pratiquement du jour au lendemain, après 27 ans de parti unique. Beaucoup de publicité et de tapage médiatique ont été entretenus autour de ces nouvelles formations. Pour faire croire que le changement était bien réel mais aussi, de façon subliminale, pour exhiber tout le côté loufoque de la quasi-totalité de ces pseudos partis. Un show télévisuel fut donné à la population, des mois durant. On y voyait quotidiennement d'illustres inconnus, bombardés chefs de partis, se laisser aller à des diarrhées verbales et réclamer leur part de pouvoir. L'un de ces pitres, questionné sur ce qu'était son programme, répondit qu'il n'était pas dupe et qu'il ne le rendrait public que lorsque le peuple l'aura élu à la magistrature suprême. Cette incroyable anecdote et bien d'autres encore, fut transmise en direct aux téléspectateurs médusés. Au point où les Algériens ne tarderont pas à regretter le FLN, La presse "indépendante" était née. De la même manière et avec les mêmes facilités que « l'opposition » De la même manière, la presse algérienne "indépendante" sortira toute casquée du crâne des maîtres du pays. Tous les anciens journalistes de la presse publique pouvaient, s'ils le désiraient, jouir d'un nouveau dispositif pour créer leurs propres titres. Beaucoup, qui avaient été des plumes zélées au service du FLN et du régime, s'embarquèrent dans ce qu'ils qualifièrent assez pompeusement d'"aventure intellectuelle". Des aides substantielles leur furent accordées. Deux années de salaire, des subsides, des locaux, une assistance technique, des crédits très importants et autres facilités du genre. En peu de temps, de nombreux journaux de tout genre seront crées. Avec une facilité déconcertante .. Beaucoup d'entre eux ne tiendront pas la route. La presse "indépendante" était née. De la même manière et avec les mêmes facilités que « l'opposition » partisane qui pullulait. Les gouvernants avaient néanmoins mis une limite infranchissable à la fringale de libéralisation. La télévision et la radio restaient le monopole de l'Etat. Parce qu'ils savaient que c'était là leur vrai talent d'Achille. En Algérie, le taux particulièrement élevé de l'analphabétisme, environ 40%, celui très important des femmes au foyer, le faible niveau scolaire d'une grande partie de la population et la propension des Algériens à privilégier la télévision et la radio sont autant de facteurs qui ont pesé sur la stratégie des décideurs. En libéralisant la presse écrite, ils savaient qu'ils faisaient, en fait, une bien maigre concession. Le coeur de cible ne dépassait pas 5% de la population adulte concernée. D'autant qu'ils prendront des dispositions pour que ce qui allait devenir aux yeux de l'opinion internationale, une liberté de ton inégalée dans les pays Arabes et du Maghreb, ne puisse jamais menacer leur main mise sur le pays. C'est ainsi que selon qu'ils soient plus ou moins dociles, les journaux peuvent être absous ou contraints de mettre la clé sous le paillasson. Au nom de prétendues règles commerciales. Aucun journal, du plus petit au plus grand n'a pu se libérer d'un tel carcan. Même lorsque deux journaux privés ont réussi à se doter de leurs propres rotatives, ils ont du faire face à d'autres contraintes, comme le monopole de l'Etat sur le papier. La manne publicitaire, dont 80% est du monopole de l'Etat joue le rôle de la carotte. Les ressources du dispositif de régulation sont ainsi inépuisables. La manne publicitaire, dont 80% est du monopole de l'Etat joue le rôle de la carotte. Elle est distribuée comme un satisfecit, aux journaux les plus « méritants ».. Les lois et règlements qui régissent ce monopole de l'état ont connu plusieurs réaménagements, selon la nécessité à exercer plus ou moins de pression.. Certains journaux ont tenu jusqu'au bout, refusant de plier sous le diktat. Jusqu'à leur mise en faillite et à leur interdiction définitive. Les correspondants ou les journalistes de "deuxieme classe", La situation des correspondants locaux mérite également d'être éclairée. C'est grâce à RSF que le monde à découvert ce lumpenprolétariat du journalisme. Depuis la mort de Béliardouh et l'incarcération de Ghoul, deux journalistes dont le premier avait été poussé au suicide après avoir été enlevé, séquestré et torturé et le second jeté en prison pour avoir dénoncé des trafics à grande échelle. Les correspondants locaux avaient, jusque là, la mission de traiter à outrance des scandales qui avaient lieu dans l'arrière pays. Notamment sur les multiples réseaux mafieux dirigés par des potentats locaux. Cela donnait le change et contribuait, sans risque pour les journaux et leurs propriétaires, à donner l'illusion d'une presse très critique. C'est ainsi, que de façon récurrente, la presse privée fourmillait de révélations sur la mafia du foncier, celle du ciment, celle de la contrebande de cigarettes et autres associations de malfaiteurs. Mais tant va la cruche à l'eau ! Les correspondants locaux qui traitent de cette matière sont donc devenus dérangeants et par conséquents une cible. Certains l'ont payé de leur vie. D'autres ont été jetés en prison dans des cabales cousues de fil blanc. Ces parents pauvres du journalisme, presque tous pigistes, sont honteusement exploités par leurs journaux respectifs. Les piges les mieux payées ne dépassent pas les dix mille dinars. Ceux qui ont eu la chance d'être « permanisés » touchent un salaire mensuel qui dépasse rarement le SMIC. Beaucoup en sont réduits à recourir à des pratiques peu recommandables pour arrondir les fins de mois. Certains se laissent approcher par les autorités locales ou par des potentats de province. De diverses manières. Ceux qui continuent d'accomplir leur mission sans se censurer sont mal vus par leurs propres employeurs, puisqu'ils continuent de ne pas respecter l'obligation tacite de « réserve ». De ne pas savoir éviter les sujets dangereux. Ils sont tenus, en effet, de ne pas franchir une « ligne rouge » dont seuls les initiés connaissent les contours. Ils doivent continuer d'alimenter leur journal en révélations sur des mafias de provinces et sur les institutions locales, mais ils doivent prendre garde à ne pas déranger des trafics dont les ficelles sont tirées en haut lieu. Leurs articles sont d'ailleurs souvent revus, voire simplement mis à la corbeille. Ces journalistes de "deuxieme classe", sont souvent abandonnés à leur propre sort et subissent dans un incroyable silence, les conséquences de leurs révélations. l'Armée de « grande muette ». Aujourd'hui, la presse écrite privée en Algérie est en fin de ressources. En plus d'être lâchée par ceux qui l'ont utilisée, elle a perdu la confiance de son lectorat. En dépit des graves sanctions qui sont exercées contre de nombreux journalistes et des appels à la mobilisation en leur faveur, la société algérienne reste totalement indifférente à leur sort. Le lecteur moyen, désabusé, et qui pendant les années 90 achetait au moins deux journaux par jour, ne lit plus. Il préfère les chaînes de télévision étrangères captées par satellite, françaises et moyen orientales surtout. La mévente a atteint les seuils les plus bas depuis la création de la presse privée et en dépit de la disparition de nombreux titres.. Pourtant, certains écrits continuent de désigner la presse algérienne sous le vocable de quatrième pouvoir et de qualifier l'Armée de « grande muette ».