Cette année qui s'annonce, sera-t-elle, pour la plume et l'expression en Algérie, complètement identique à celles qui l'ont précédée, une continuité sans changement ? Ou bien l'histoire a-t-elle amorcé son inéluctable marche en avant pour des peuples épris, mais interdits de liberté ? Notre presse se ressource des menaces qu'elle subit et se renforce des défis qu'elle relève. Ni le terrorisme et son horreur, ni les harcèlements judiciaires qu'elle a connus, ni les pressions économico-commerciales ne sont arrivés à bout d'une presse courageuse, convaincue et rebelle. J'aimerais, au passage, m'inscrire en faux contre une idée répandue, donnant à la presse plurielle d'après-1988 l'exclusivité de la lutte pour la liberté d'expression. Cette thèse défendue, de bonne ou de mauvaise foi, est une vision réductrice et procède d'une méconnaissance des réalités dans lesquelles a évolué ce qu'on appelle la presse unique. Cette période a connu aussi les martyrs de l'expression qui n'ont été ni tués ni traînés devant les tribunaux, mais marginalisés, frustrés d'exercice, envoyés aux rubriques de chiens écrasés ou licenciés avec plus ou moins d'élégance. Le combat pour la liberté d'écrire a commencé dans les salles de rédaction, car, comme une eau tranquille, le besoin de liberté finit toujours par faire éclater l'espace où on veut le circonscrire.Les lecteurs d'Algérie-Actualités se souviendront sans doute du ton contestataire qui marquait l'hebdomadaire le plus lu de la presse unique. Après le texte de 1989 et l'ouverture qu'il permit, la bataille changea d'âme et les combattants changèrent de fronts. La presse, débarrassée du joug du parti unique allait subir des velléités de mainmise de la part d'un pouvoir, qui, sans changer de nature, changea de méthode. Il déploya d'autres arsenaux pour amadouer ou asservir une presse dont il était loin de soupçonner les audaces, et qui le gênait sérieusement. Cette nouvelle phase créa de nouvelles adversités et de nouvelles agressions. La presse algérienne entama les combats que la liberté lui permettait pour la liberté ; les pages de cette décade sont parsemées de moments obscurs et de leurs revers de gloire ; ce fut la section des délits de presse qu'on appela ironiquement club de la presse. Nous avons connu les harcèlements judiciaires faits de lectures tendancieuses du code pénal et l'usage intempestif et malléable du délit de diffamation. La procédure de citation directe, mécanisme simplifié, permettait la comparution sans instruction d'un journaliste directement à la date d'audience. Ce raccourci procédural transformait le journaliste en accusé commode qu'on pouvait traîner aisément à la prochaine audience possible ; pour peu qu'on paye une caution, et la moindre information déplaisante se transformait en «diffamation» potentielle. Abderrahmane Mahmoudi, on s'en souvient, fut mis en prison pour avoir dénoncé des «magistrats faussaires». Dans son procès, on ne s'interrogea guère sur la véracité des faits allégués ou sur la fiabilité de sa source, mais on se contenta de soutenir que la «dénonciation» était calomnieuse. L'Organisation nationale des moudjahidine se saisit du dossier et aboutira à la conclusion que l'information était fondée ; celui-ci fut mis en liberté provisoire et, à notre connaissance, il n'a jamais été jugé (la source de cette information aussi, Mellouk, un fonctionnaire du ministère de la Justice, connut des déboires semblables) ; cinq journalistes d'El Watan séjournèrent à Serkadji, parce qu'ils avaient publié dans leur canard un article révélant des informations liées à la sécurité concernant l'attaque d'une caserne ; ils ont été libérés quelque temps plus tard, et, à notre connaissance, ne furent jamais jugés. Les journalistes d'El Khabar ont eu de sérieux démêlés pour avoir publié dans un placard publicitaire un texte estimé subversif ; cette affaire posait le problème juridique de la responsabilité du directeur de la publication des espaces publicitaires et de leur contenu, car s'il est peut-être acceptable qu'un directeur assume une part de responsabilité (laquelle ?) des écrits de ses journalistes, il est autrement problématique de délimiter sa responsabilité quant aux espaces publicitaires qui n'émanent pas de sa rédaction. Un jour, le directeur d'Alger Républicain (journal qui a survécu à la censure coloniale) sera détenu, puis relâché aussitôt pour avoir publié un article qui n'avait tout simplement pas été apprécié par les dirigeants. Le directeur d'El Watan avait aussi été poursuivi en justice pour avoir ouvert ses colonnes au secrétaire général d'Ettahadi, qui y avait affirmé à propos de l'arrestation du directeur d'Alger Républicain ; «celui-ci devait être assassiné en prison». Le directeur de la publication et le secrétaire général d'Ettahadi furent condamnés à une légère peine de prison. L'affaire d'El Khabar pose le problème des espaces publicitaires, celle d'El Watan pousse à s'interroger sur la responsabilité des interviews car, dans quelle mesure un responsable d'une publication peut-il sélectionner les déclarations faites par un interviewé ? Et comment peut-il orienter ou contrôler un individu qui ne fait pas partie de son équipe ? Outre les déboires côté cour, la presse connut d'autres mésaventures, d'autres restrictions et d'autres misères ; nous citerons les suspensions «commerciales» sélectives décidées selon l'indocilité par l'imprimerie publique agissant en situation de monopole, pour sanctionner les titres politiquement incorrects. Il y eut aussi sous prétexte et sous couvert de l'état d'urgence, les situations administratives pour des raisons diverses, insolites et inédites, nous rappellerons la publication «d'informations prématurées» jusqu'à l'interdiction d'écrire prononcée par l'Exécutif à l'égard de certains journalistes d'El Watan. Citons qu'en matière de suspensions administratives, la période Belaïd Abdessalem a été la plus épouvantable. Fort du texte de l'état d'urgence, Da Belaïd ne badinait pas. Cependant, cette censure radicale ne disparut pas avec son départ, elle prit, toutefois, d'autres formes empreintes de plus d'arbitraire ; les «interdictions de paraître» n'étaient même pas justifiées, «la hogra officielle» ne se souciait même plus des apparences. Puis, revinrent «les comités de lecture», ces visiteurs de l'aube qui avaient été annoncés avec une arrogance inoubliable par un chargé de la communication, «Aït Chaâllal» annonça sans pudeur le retour de «l'imprimatur». Nous terminerons ces mauvais souvenirs par l'épisode évocateur de La Tribune, suspendu pour six mois pour une caricature, rien qu'une caricature. Notre arrière-pensée, en égrenant ce chapelet des mauvais souvenirs, est d'exprimer deux idées : 1- la première est que cette profession a survécu à toutes les épreuves qu'elle a connues, et, dans lesquelles, loin d'en être affaiblie, elle s'en est plutôt ressourcée ; 2- la seconde est que le pouvoir en place a pu, avec la législature existante, faire subir à la presse toutes les vilenies possibles. Il a pu incarcérer des journalistes, interdire de paraître et suspendre des journaux. L'évaluation de la période actuelle est réellement mitigée. Elle se caractérise par une mainmise sans précédent du pouvoir sur les médias lourds et canaux officiels (télévision, radios, APS). Il a réussi, dans ses abus, à faire perdre le sens du service public dans les médias publics qu'il a transformés en instruments de propagande. Mais, réciproquement et paradoxalement, il a laissé l'entière liberté et indépendance aux médias libres et indépendants. Aucun journal n'a été suspendu, en dépit de toutes les occasions que les audaces de certaines caricatures ont données. Il y a eu, toutefois, des censures et des représailles qui ont touché des livres : citons Benchicou, auteur d'un livre sur Bouteflika, il perdra un journal (Le Matin) qui manque terriblement à la scène médiatique, et qui est condamné maintenant à exister au mode virtuel. Benchicou eut un destin épouvantable en purgeant deux années de prison qu'il raconta dans un deuxième, les Geôles d'Alger. Le pouvoir assumera la censure par la bouche d'une ex-démocrate devenue ministre de la Culture, qui confirmera sa haine des livres par deux grandes phrases. «C'est moi qui ai interdit la publication du livre, et j'assume», à propos du livre de Benchicou. «Je ne parle pas des choses», réitérera-t-elle à propos de Poutakhine, un livre d'El Jazaïri. Elle aurait dit aussi : «Il ne sera jamais publié tant que je serai là !», à propos du livre de Saïd Sadi, un ancien camarade de combat.