«L'homme attaché, nous fixons un fil électrique au lobe de l'oreille gauche, le deuxième étant placé sur le gland de la verge.A la première secousse, le suspect hurle longuement. Son corps se cabre. Il pleure. "Tu vois bien qu'il faut parler."» Ce récit est celui d'un ancien des DOP «détachements opérationnels de protection» La méthode la plus "classique" était la suivante : le patient était attaché, entièrement nu, sur une large planche ou sur une porte placée à l'horizontale. Un fil du téléphone ou de la "gégène" entouré autour de l'oreille, l'autre fil au bout de la verge. Le "manipulant" actionnait l'appareil et l'interrogateur recueillait les déclarations par le truchement de l'interprète. Dans les interrogatoires dits "poussés", le traitement se combinait avec l'absorption d'eau (15 à 20 litres), ingurgitée soit par un entonnoir, soit par une semi-asphyxie par une serviette appliquée sur la bouche et le nez. Ce dernier genre de supplice se soldait généralement par la mort du patient (éclatement de l'estomac ou congestion dus à l'introduction d'eau dans les poumons). Certains "manipulateurs" mélangeaient à l'eau certains détersifs comme le Teepol ou le Mir. Dans ces cas-là, la mort était à peu près certaine. Les salles d'interrogatoires étaient généralement aménagées dans les caves du DOP ou dans des pièces retirées le plus imperméables possible aux cris. Certains DOP possédaient des salles d'interrogatoire complètement insonorisées et hermétiquement fermées." "Les interrogatoires dits "très poussés" étaient pratiqués presque toujours la nuit. Le prisonnier était brusquement tiré de son sommeil, extrait de sa cellule pour être soumis à la question. Il faut avoir connu cette ambiance, cette atmosphère lourde de la salle d'interrogatoire pour en garder un souvenir ineffaçable...L'air épaissi par la fumée des cigarettes, l'affreuse odeur des corps suppliciés en sudation se mélangeant à l'odeur des déjections (réaction physiologique fréquente des corps torturés), de l'urine, ajoutons à cela les cris, les hurlements, les supplications, les bruits de coups... Les interrogateurs faisaient de fréquentes pauses durant lesquelles on buvait (il fallait bien un "doping" pour soutenir les nerfs, on buvait du vin ou de la bière en grande quantité, on fumait également beaucoup, énormément même) et l'on continuait. Ces "interrogatoires" commençaient parfois vers 21 heures et ne s'achevaient parfois que vers 4 ou 5 heures du matin. Pour les interrogateurs, les moments les plus pénibles commençaient après la deuxième partie de la nuit. Les nerfs excités soit par l'alcool soit par le manque de sommeil, par la fatigue, par le désir d'avoir des renseignements à tout prix ; alors les coups tombaient plus drus ; la torture s'exacerbait. Notre triste expérience dans ce domaine nous permet d'affirmer que les renseignements obtenus par la torture, indépendamment de toutes considérations morales, furent maigres. Et cela se comprend facilement. Le supplicié pour arrêter ne serait-ce qu'un instant ses souffrances insupportables, avoir un moment de répit, avouait n'importe quoi . Nous avons également tiré les enseignements suivants. L'être fruste, primitif, sachant généralement peu de choses, était très endurant à la torture, parlait peu. Nous avons vu des collecteurs de fonds du FLN préférer mourir que d'avouer. L'être évolué, l'étudiant de culture française, était plus fragile. Il avait une horreur physique de la violence. Il donnait un peu de renseignements vrais pour se rendre crédible. Beaucoup de faux. Interroger les femmes, chose redoutable ! Ces dernières n'étaient nullement exemptes de la torture ; mais de torture, disons, au premier degré. Le téléphone seulement leur était appliqué suivant la méthode classique (un fil autour de l'oreille, l'autre introduit dans les parties génitales - elles étaient interrogées entièrement nues, bien entendu). Généralement beaucoup plus fines que les hommes, elles parlaient beaucoup cherchant à "noyer le poisson", dire un peu de vérité mélangée à beaucoup de faux.Il semble que les viols furent rares, viol tout au moins au sens actuel du terme, c'est-à-dire agression physique et brutale. Un interrogateur, par exemple, désirant une femme n'avait nul besoin de se livrer à une agression physique. Il lui suffisait d'exercer une certaine pression morale, faire miroiter la perspective d'une libération pour arriver à ses fins. "."Sympathiser avec un prisonnier était considéré comme une faute grave. Donner une verre d'eau à un torturé pareillement. Mais jamais de sanction, dans le DOP. On lavait son linge sale en famille. On ne quittait jamais les DOP, on ne quittait jamais la "boutique". Nous en savions trop, nous en avions trop vu, le CCI [centre de coordination interarmées : le QG des DOP] préférait nous garder dans son giron pour éviter toute publicité fâcheuse. Univers étrange que celui des DOP. Dans ce microcosme vivant en vase clos où toutes les valeurs étaient inversées, déformées. Les prisonniers ou prisonnières séjournaient parfois longtemps dans les DOP. Ils ne restaient pas inactifs dans la journée. Ils étaient utilisés aux tâches les plus diverses : corvées de nettoyage, lavage de vaisselle et de vêtements des personnels des DOP... De ce fait, ils jouissaient d'une semi-liberté à l'intérieur des locaux. Ils devenaient en quelque sorte des compagnons de la vie quotidienne. La méthode favorite des DOP était de "mouiller", de compromettre le prisonnier au maximum vis-à-vis du FLN en le confrontant à d'autres prisonniers, en le faisant participer aux interrogatoires et même pratiquer lui-même la torture sur ses compatriotes. Des prisonniers tellement compromis suppliaient de rester dans le DOP plutôt que d'être libérés. [Enfin, il y a] les fameuses "corvées de bois" appliquées à des prisonniers jugés irrécupérables. Au cours d'une sortie de nuit, le chef de DOP ou un de ses adjoints emmenait le prisonnier dans sa Jeep. Dans un endroit retiré, il lui tirait une rafale de PM dans le dos. Le cadavre était ensuite immédiatement enseveli sur place par une "corvée" désignée à cet effet, les traces de la tombe soigneusement effacées. Tous les procédés, errements, que [j'ai] énumérés n'auraient dû être appliqués que par des organismes hautement spécialisés du SDECE (Service de Documentation extérieure et du Contre-Espionnage) et pratiqués par un personnel hautement formé. Or l'officier d'artillerie qui arrivait de métropole et le sous-officier n'étaient nullement préparés à une pareille tâche. Et que dire des appelés destinés à devenir des "manipulants" et à appliquer la torture ![J'ai eu] connaissance de cas de conscience, mais [je regrette] de dire qu'ils furent rares. On s'habitue à tout, même à l'horreur. Parfois indigné, toujours écoeuré, on finissait par s'habituer aux cris, aux gémissements des suppliciés. Les appelés étaient pris dans le cycle infernal, absorbés par l'engrenage. Tout compte fait, on attendait la "quille" et, dans un DOP, on était relativement plus tranquille que les copains qui crapahutaient dans le djebel. Et puis ces procédés étaient approuvés par de hautes autorités morales et militaires... pouvait-on être plus royaliste que le roi ? Une réorganisation des DOP eut lieu au courant de l'automne 1959. L'appellation DOP disparut pour faire place à des "bataillons d'infanterie". Leur appellation était évidemment fantaisiste et portait des numéros de régiments dissous. […] Ceci dans un but de camouflage, car il est évident que ces "bataillons d'infanterie" n'avaient rien de commun avec les missions classiques des fantassins. S'il existe d'innombrables amicales regroupant des anciens de tels régiments d'infanterie, ou du énième régiment d'artillerie, à [ma] connaissance il n'existe absolument aucune amicale regroupant des anciens du CCI ou des DOP. Il n'y avait pas de camarades mais des complices, nous le sentions confusément.Nous avions fait une sale besogne et elle n'avait servi strictement à rien. Notre action avait échoué lamentablement devant la détermination de tout un peuple. Nous restions seuls et isolés avec nos souvenirs, nos affreux souvenirs." FIN