Confrontée, depuis l'Indochine, à une nouvelle forme de guerre, caractérisée par un alliage de nationalisme anticolonialiste et d'idéologie communiste, l'armée française va progressivement élaborer, comme le montre Marie-Monique Robin dans Escadrons de la mort, l'école française (2004), une doctrine de la « guerre contre-révolutionnaire », marquée par l'anti-communisme, qui normalisera: •l'usage systématique de la torture; •des disparitions forcées (« Crevettes Bigeard ») •du « quadrillage » par zones. Développé par le colonel Trinquier, ce maillage systématique de la population, qui encourage la délation, « n'est pas sans rappeler l'organisation urbaine instituée par le Troisième Reich et le régime stalinien » (Jean-Charles Jauffret); •les « patrouilles surprise »; •le principe de responsabilité collective (les « corvées de bois »); •les « escadrons de la mort » ; l'unité du général Aussaresses a arrêté, selon ses propres dires, 24 000 personnes pendant les six mois de la « bataille d'Alger », dont 3 000 ont disparu; •du « retournement » des prisonniers (tactique inspiré par le capitaine Léger, créateur du Groupe de renseignement et d'exploitation (GRE) pendant la « bataille d'Alger ») via le Centre d'instruction de la pacification et de la contre-guérilla d'Arzew, dirigé par André Bruge, qui une fois libérés infiltrent leurs compagnons de lutte. Cela sèmera la panique dans les rangs du FLN, atteint de « bleuite », c'est-à-dire de suspicion généralisée. D'après Sadek Sellam, spécialiste de la wilaya 4, le bilan des purges internes de l'ALN (Armée de libération nationale), largement provoquées par l'action du BEL 19 (dissous en avril 1961), serait de 7 000 victimes entre 1958 et 1961 . •de camp de regroupement, établis par le « plan Challe », et visant à séparer le FLN de ses appuis dans la population. En 1959, sous couvert d'une enquête sur les problèmes fonciers, le jeune énarque Michel Rocard fera un Rapport sur les camps de regroupement. L'usage du renseignement et de la « guerre psychologique » sera ainsi promu au rang d'une arme de guerre comme les autres. Ainsi, la création des 5es bureaux, en août 1957, entérine « l'inclusion de l'arme psychologique dans la structure organique des armées » 22, aboutissement d'une réflexion sur la guerre d'Indochine et la stratégie de guérilla théorisée par Mao. Le général André Beaufre considère par exemple, dans son Introduction à la stratégie (1963), que la frontière entre militaire et civil doit être dissoute, et qu'il faut élargir le champ de bataille au-delà du seul militaire, et y inclure la société civile. De là découle la nécessité de considérer la radio ou encore l'école comme faisant partie du champ de bataille. Pour Beaufre, le militaire doit coordonner tous les aspects d'une société. De fait, avec la ténacité du colonel Lacheroy, « l'arme psychologique tend à se muer en un outil politique entièrement dédié à la cause de l'Algérie française, entraînant de fait la politisation d'une partie des cadres militaires ». La plupart des officiers travaillant dans l'action psychologique participeront au putsch des généraux, ou le soutiendront fortement, avant de rejoindre l'OAS, dont ils inspireront les méthodes . L'autonomie accordée par le pouvoir politique aux militaires se retourne ainsi, de fait, contre l'Etat lui-même.La théorie de la guerre contre-révolutionnaire, élaborée à l'Ecole supérieure de guerre (ESG) par Lacheroy, Trinquier et Jacques Hogard, est sous-tendue par une idéologie nationale-catholique élaborée par la Cité catholique, groupe intégriste dirigé par Jean Ousset, ex-secrétaire personnel de Charles Maurras, le fondateur de l'Action française. Georges Sauge, qui participe avec Ousset à l'élaboration de cette doctrine, a ainsi déclaré:« La logique de la guerre révolutionnaire, ce n'est pas la guerre en soi, mais le discours politique et idéologique qui le sous-tend; or la guerre contre-révolutionnaire que ces officiers avaient conçue n'avait pas de logique ni de support idéologique. » L'arrivée du général Raoul Salan à l'état-major, en décembre 1956, marque un tournant dans la stratégie militaire adoptée, les thèmes de la « guerre contre-révolutionnaire » et de l'importance de la « guerre psychologique » l'emportant, tandis que l'obsession devient l'« Organisation politico-administrative » (OPA) du FLN: c'est désormais « l'ennemi politique qui est premier et qu'il faut vaincre par tous les moyens. » (Branche et Thénault). De janvier à mars 1957, « la guerre y est menée en dehors de tout droit. L'armée est souveraine, sans contrepoids ni contrôle. Elle y fait régner une terreur jamais vue jusqu'alors », qui aboutit à l'arrestation de la plupart des cadres du FLN et au démantèlement de sa structure politique.Le 10 février 1957, le général Massu, à la tête de la 10e Division parachutiste (DP) à Alger, qui n'ignore pas en outre que des ouvriers catholiques ont pris les armes aux côtés du FLN, fait diffuser les « Réflexions d'un prêtre sur le terrorisme urbain » du père Delarue, aumônier de la division, co-écrit avec le colonel Trinquier, qui élabore une casuistique pour justifier la torture. Une partie de l'opinion publique s'offusque, et les milieux catholiques s'indignent31 lorsque le texte est finalement révélé dans la presse en juin 1957. Delarue et Trinquier soutiennent que la torture se justifie afin de pouvoir empêcher un attentat d'être exécuté (prétexte connu en anglais sous le nom de ticking time bomb scenario). Analysant une lettre du procureur Jean Reliquet, envoyé au ministre de la justice François Mitterrand, l'historienne R. Branche écrit ainsi:« Certains signes montrent que Paris a peut-être davantage l'oreille ouverte aux violations des droits de l'homme que par le passé. Dans cette lettre, par conséquent, Jean Reliquet revient avec insistance à la question des tortures (...) Autrement dit, il ne connaît que la partie émergée de l'iceberg car il ne dispose que des informations qui lui parviennent en sa qualité de procureur général (...) Pourtant, à cette époque, la torture est massivement pratiquée à Alger et pas uniquement en vue d'obtenir des renseignements, comme on l'a souvent dit, mais bien pour terroriser la population (...) elle touche désormais tout le monde, « sans distinction de race, ni de sexe ». Autrement dit, des Européens aussi sont torturés par l'armée française. Et l'ampleur prise par la pratique de la torture « pour tous » dans ces mois-là est bel et bien une nouveauté. Des communistes, des progressistes, des membres des centres sociaux ont été arrêtés, détenus au secret, torturés à Alger dans les premiers mois de l'année 1957, par le 1er RCP mais aussi par d'autres. Un régiment en particulier semble d'ailleurs s'être « spécialisé » dans les Européens : le 1er REP, des légionnaires basés à la villa Susini (...) Aucune distinction de sexe n'est opérée : les femmes aussi sont détenues puis torturées, ce qui constitue là encore une nouveauté. » Deux camps nous ont été signalés – ceux du « bordj militaire de Tizi-Ouzou » et celui « d'Oued-Aïssi », comme fonctionnant depuis plusieurs mois de la manière suivante : à la suite d'une opération des troupes dans un djebel les hommes valides trouvés dans un douar ou un secteur sont appréhendés, emmenés par la troupe et descendus au bordj. Ils y séjournent plus ou moins longuement, en attendant qu'il soit décidé de leur sort. Un centre d'interrogatoire y fonctionne, doté des instruments de torture maintenant devenus classiques à travers l'Algérie : baignoire, bassin cimenté, magnéto, etc. Certains individus qui refusaient de parler auraient été abattus : d'autre trop « abîmés » par la question auraient été liquidés de la même façon. Les internés sont soumis au travail forcé : construction de routes, travaux intérieurs au camp : certains ont même été prêtés aux colons voisins pour les travaux des champs. Au bout d'un laps de temps qui peut varier de quelques semaines à quelques mois, ils sont libérés soit dirigés vers les camps officiels. »