Le vrai Bouteflika (SUITE ET FIN) c'est la maladie qui a failli l'emporter fin 2005. En novembre, il est victime d'un ulcère hémorragique de l'estomac. Malgré des symptômes inquiétants (douleurs à l'abdomen, vomissements avec présence de sang), Bouteflika rechigne à être hospitalisé. Son frère et médecin Mustapha le persuade in extremis. Après des premiers soins prodigués à l'hôpital d'Aïn-Naâdja d'Alger, il sera évacué vers le Val-de-Grâce (Paris) le 26 novembre et opéré avec succès. Durant cette période, les informations sont très rares. C'est le temps des rumeurs les plus folles. La plupart des médias français se montrent alarmistes, la presse algérienne leur emboîte le pas. Une grande radio publique de l'Hexagone se prépare même à annoncer sa mort. Boutef sort finalement de l'hôpital le 17 décembre et rentre en Algérie le 31 décembre, juste à temps pour signer la loi de finances 2006. Depuis, les rumeurs persistent. Ses détracteurs et ses adversaires politiques utilisent cette faille. Selon eux, Bouteflika n'est plus en état de diriger le pays. « Il suffit d'écouter ses interventions publiques, raconte un membre du Rassemblement pour la culture et la démocratie [RCD, opposition]. Il peine à s'exprimer, sa voix est quasi inaudible, il reste le plus souvent immobile. » Une aubaine pour les candidats à la succession?« Bouteflika a failli mourir, il l'a reconnu lui-même. Mais le reste, c'est franchement n'importe quoi. On a tant de fois fait croire qu'il était mourant. Il est encore là, que je sache… », explique un de ses amis, qui le voit régulièrement en tête à tête. Et de poursuivre : « Sa maladie et sa longue convalescence l'ont affecté. Il a mis du temps avant de retrouver un certain tonus. D'où des atermoiements sur la révision de la Constitution et un éventuel troisième mandat. Il a vraiment hésité. » « C'est vrai qu'à la suite de sa maladie, note Belkhadem, il s'est beaucoup interrogé. Son rythme n'est plus le même, et c'est normal. Mais cela ne l'empêche pas de présider des Conseils des ministres qui durent parfois dix heures. En ce qui concerne la révision de la Constitution, ce n'est un secret pour personne que je souhaitais qu'elle aille plus vite. Une révision en début de mandat n'a pas la même portée qu'à la fin. Peut-être la maladie a-t-elle ralenti sa prise de décision ou l'a-t-elle incité à réfléchir plus longtemps. Je crois que cela a pesé dans sa manière de diriger. Il est beaucoup plus exigeant sur les délais, par exemple. » Conclusion de l'intéressé lui-même « Tout le monde sait que j'ai été malade et que j'ai dû suivre une convalescence très sérieuse. Mais maintenant, j'ai repris mes activités normales et je ne pense pas que mon état de santé doive encore susciter des commentaires et des supputations plus ou moins fantaisistes. » Le moindre de ses faits et gestes n'en sera pas moins scruté avec attention. Surtout au cours de la campagne présidentielle à venir : sa capacité à tenir le rythme éreintant des visites sur le terrain ou ses interventions lors de meetings aux quatre coins du pays seront, à n'en pas douter, largement commentées. À l'heure du bilan D'un mandat à l'autre, Bouteflika a considérablement évolué. Si, au cours du premier (1999-2004), il était surtout question de ramener la paix et de redorer l'image du pays sur la scène internationale, le chef de l'Etat était loin d'avoir les mains libres. Avec l'armée, il a petit à petit inversé le rapport des forces. Arrivé au pouvoir sur la pointe des pieds, frustré par les conditions de son élection, Boutef s'est employé à asseoir son emprise, à placer ses hommes. L'armée a été mise au pas. Progressivement et sans heurts. Ces bouleversements se sont accélérés avec la démission, en août 2004, du général de corps d'armée Mohamed Lamari de son poste de chef d'état-major. Il était l'officier le plus gradé de l'histoire du pays… Les départs ont concerné en premier lieu les officiers supérieurs dits « janviéristes » : ceux qui, en janvier 1992, participèrent à l'interruption du processus électoral. À commencer par Larbi Belkheir, ancien directeur de cabinet de Bouteflika, nommé ambassadeur à Rabat en août 2005. Il a sans nul doute été la figure de proue de cet aréopage de « décideurs ». Voire, comme le prétendent certains, la courroie de transmission entre la présidence et les militaires. Mohamed Touati et Brahim Fodil Chérif (décédé depuis) ont été mis à la retraite. Seuls restent en place les généraux Gaïd Salah (77 ans), chef d'état-major, et Mohamed Médiène (67 ans), alias Tewfik, patron du tout-puissant DRS depuis vingt ans. « Il a simplement normalisé la situation », conclut Djamel Ould Abbès.Sur le plan diplomatique, évidemment, son investissement est total. Il cultive ses relations avec les grandes puissances (France, Etats-Unis, Europe, Russie, mais aussi Chine, Brésil et Inde) comme avec l'Afrique. « Il a beaucoup travaillé avec Obasanjo, Wade, Mbeki, Moubarak, Kaddafi, Zenawi ou Ben Ali, explique Belkhadem. Il les connaît tous depuis longtemps, certains avant qu'ils deviennent présidents. » Avec la France, les relations ressemblent aux montagnes russes. Du traité d'amitié envisagé sous Chirac, on est passé aux polémiques sur la colonisation. « Le président veut tourner cette page douloureuse, mais, pour lui, c'est aux Français de le faire. La repentance n'est pas pour nous, mais pour tous les Algériens qui sont morts. Y compris ceux qui ont donné leur vie pour la France », analyse Mourad Medelci, son ministre des Affaires étrangères. « Les circonstances et les prédispositions des uns et des autres étaient plus favorables sous Chirac, précise Belkhadem. Le chef de l'Etat apprécie Nicolas Sarkozy. Il l'a connu député, puis ministre. Mais ce dernier considère que, n'ayant pas participé à cette période de l'Histoire, il n'a pas à s'excuser. Cette vision n'aide pas à aller de l'avant. » Dix ans après son accession au pouvoir, Bouteflika a tenu une bonne partie de ses engagements électoraux. La réconciliation nationale a ramené la paix, même si elle n'a pas mis fin au terrorisme. Le retour de l'Algérie sur la scène internationale est une évidence. La réforme de l'Etat promise par le candidat Bouteflika? Peut (largement) mieux faire. Idem pour la relance et les réformes économiques. L'Algérie est encore trop dépendante de son pétrole, son industrie agonise. Les grands chantiers d'infrastructures, le triplement du PIB par habitant (4 900 dollars en 2009, contre 1 600 en 1999), la construction d'un million de logements, la baisse du taux de chômage constituent de vrais motifs de satisfaction pour un Etat qui a investi 150 milliards de dollars dans un pays où le malaise social demeure latent. Les jacqueries se multiplient, les jeunes expriment leur frustration dans les stades de foot ou dans la rue quand ils ne rêvent pas d'exil de l'autre côté de la Méditerranée. « La population attendait plus de changements. Certes, beaucoup de choses ont été faites. Mais les problèmes d'emploi, de logement, d'accès à l'eau, de corruption, entre autres, sont toujours posés. Même si c'est avec moins d'acuité », analyse un professeur d'université.À l'heure du bilan se pose également la question de la révision de la Constitution. En faisant sauter le verrou de la limitation du nombre de mandats, Bouteflika a prêté le flanc à la critique. « On fait le serment, la main sur le Coran, de respecter la Constitution, et après, on fait autre chose. Je ne suis pas de ceux-là », a déclaré l'ancien président Chadli. Autre ex-chef d'Etat à sortir de sa réserve, Liamine Zéroual « Je me suis retiré du pouvoir pour assurer une réelle alternance et pour consacrer la démocratie. Je constate que, dix ans après, ça ne s'est toujours pas réalisé… » D'autres ne cachent pas leur franche opposition à Bouteflika. Ainsi de Cherif Belkacem, pourtant un compagnon des premières années de la Révolution, qui a même un jour appelé au putsch. Ou du général à la retraite Rachid Benyellès, figure de proue du front anti-Boutef et auteur d'un pamphlet intitulé Non à la présidence à vie! dans lequel il fustige les « institutions marginalisées », une « non-gouvernance » ou le « recul des libertés publiques ». Réponse d'un membre du gouvernement: « Tant que ces gens sont dans le sérail, tout va bien. Par contre, dès qu'on leur retire le biberon… Au lieu de sortir de leur retraite tous les cinq ans à l'approche de chaque présidentielle, qu'ils s'impliquent pour proposer des alternatives appropriées, une vision ! » Ambiance…Abdelaziz Bouteflika a donné raison à son ami: son destin coïncide bel et bien avec celui de son pays, probablement pour cinq ans de plus. Aujourd'hui, il assume seul, ou presque, l'exercice du pouvoir. Comme il assumera seul la responsabilité d'un éventuel échec. Jusqu'à présent, Abdelaziz Bouteflika s'est appuyé sur le système qui gouverne le pays depuis 1962 pour le faire évoluer, le moderniser. Mais nombre d'Algériens attendent de lui qu'il signe tout simplement l'acte de décès de ce système. Son plus grand défi ? Peut-être faire en sorte que l'Algérie n'ait plus besoin d'hommes providentiels et s'appuie plutôt sur ses institutions. Pour le dernier représentant au pouvoir d'une époque révolue, l'Histoire continue… In Jeune Afrique.