Cette histoire témoigne de la manière dont furent embrigadés des milliers d'Algériens pour défendre la France lors de la première guerre mondiale. Elle s'appuie sur des faits réels pour dévoiler comment les officiers français utilisaient les croyances et la piété des soldats algériens. La nouvelle a vite fait le tour du quartier. Youcef est revenu, il est revenu. Ses amis avaient hâte de le revoir. Ses camarades qui ont travaillé avec lui dans les jardins des "bacherias" à proximité de Tigditt, ses compagnons du secret des aïssaouas, tous le cherchaient, il a manqué aux uns et aux autres, dans les débordements de la liesse, dans l'empressement au travail ou dans la dévotion à la tarika. C'est par un matin ordinaire que Youcef a disparu. Certains mostaganémois ont affirmé l'avoir vu en ville en compagnie de son beau-frère Hamou Cheikh . Ils déambulaient ce matin de septembre 1916 au centre de la ville du côté du marché couvert quand ils furent pris au dépourvu par la patrouille de police qui tentait d'encercler les indigènes nombreux à vaquer à leurs affaires. Les deux ne retournèrent pas chez eux ce jour là. Bientôt tous ses amis, c'est à dire beaucoup de gens de Tigditt, quartier éparse d'habitations de paysans fraîchement installés à Mostaganem, fervents adeptes de la tarika allaouia et des pratiques des aïssaouias, de joyeux paillards toujours prêts à la rixe au bâton, de rudes bonhommes qui n'avaient qu'un culte en commun, celui de l'amitié. Tous ces gens bien différents étaient là dans le café de Bekhadra, à cent mètres de la zaouia et à quelques encablures du port, de leur port où beaucoup travaillaient. Youcef au centre de l'attroupement racontait la plus grande de ses aventures. Pris dans la nasse de la police et encadrés par une maréchaussée attentive, Youcef et Hamou furent conduits dans la cour du collège complémentaire de Beymouth. Là, ils furent habillés d'une tenue qu'ils n'avaient jamais vue auparavant et déclarés militaires. A certaines voix qui faisaient remarquer qu'ils ne savaient même pas tirer, il fut répondu à la volée : "Vous voyez cette rangée de cyprès, les Allemands, les ennemis, c'est pareil, vous ne pouvez pas les rater". Deux jours suffirent à leur instruction militaire. C'était très peu, d'autant plus que certains paysans ramenés dans les filets du ratissage ne distinguaient pas leur droite de leur gauche. Qu'à cela ne tienne, on leur mit dans la poche droite de leur vareuse, une galette militaire et dans la poche de droite, une poignée de figues sèches. A la suite de quoi, l'ordre de marche universel : "gauche, droite, gauche,....gauche" devient simplement : "pain, figue, kesra, karmousse,...". On obtint ainsi des pas qui devaient ressembler de loin au pas militaire. Le tour était joué. Youcef et Hamou ne se cassèrent pas trop la tête, ils étaient habitués à déguerpir du carcan familial qui leur pesait pour des virées plus ou moins avouables, plus ou moins longues. Dans cette frénésie désordonnée, ils ne cherchaient même pas à s'enfuir. Cette école, où on pouvait manger et où il y avait tellement de mouvements, leur convenait. Ils se laissaient porter par le mouvement, une aventure de plus. Youcef déjà marié ne songeait même pas à informer sa femme. Habitant prés de son père, Kheira se débrouillera, elle ira chez sa mère, elle a l'habitude des absences inopinées et parfois longues de son fantasque mari. Youcef et Hamou furent embarqués avec des milliers d'Algériens dans des bateaux qui les déposèrent sur des sols froids, inconnus et où les gens ne s'habillaient, ne mangeaient, ne parlaient comme chez eux. C'est la patrie leur avait-on dit et il fallait la défendre contre l'ennemi. Ce qui faisait rire aux éclats nos compères quand Hamou, qui a fait l'école primaire, traduisait approximativement à Youcef qui comprenait bien mal le français. Hamou fut vite remarqué par les encadreurs, sa connaissance relative du français le désigna pour des tâches spécialisées. Il fut désigné brancardier alors que Youcef conserva son statut de soldat ordinaire. C'est ce qui entraîna une séparation. Elle fut tragique, chacun se rendit compte de la gravité de cette singulière aventure dans ce pays si froid et si triste. Pour la première fois, ils se rendirent compte que beaucoup trop de soldats mouraient. Ils voyaient les cercueils revenir en rangs serrés de ce qu'on appelait le front. Dans le voyage en camion qui les menait à un village qui s'appelait Verdun. Là où on avait le plus besoin de renfort parce que la fureur meurtrière y était à son paroxysme. Dans le mois qui suivit, Hamou qui se montra intrépide dans ces interventions auprès des blessés maghrébins. Il fit preuve d'un courage et fut un auxiliaire au commandement par le rôle de traducteur qu'il eut à faire. Hamou fut gravement blessé alors que sorti des tranchées, il voulait secourir un soldat en position avancée qui appelait au secours en arabe. Hamou ne résista point à l'appel du cœur. Il fut enterré à Bordeaux dans le cimetière des soldats algériens morts pour la France. Youcef avait les yeux rougis en racontant l'histoire. Mais il réussit à contenir des larmes qui lui brûlaient les yeux devant ses amis. Entre hommes, c'est indécent et puis c'est mektoub. D'ailleurs, il avait assez pleuré son ami dans l'humidité des tranchées, dans le froid implacable, dans la solitude blanche des nuits de bombardement quand le cagibi de la tranchée menaçait à chaque coup de s'effondrer sur ses misérables occupants. Il avait pleuré en silence en s'épouillant, ces sales bestioles ne le laissaient même plus dormir tellement elles étaient nombreuses et sans pitié. Il avait pleuré ce compagnon d'aventure dans la tranchée individuelle avancée quand il était de garde, il avait pleuré en criant sa peine, il avait pleuré en silence, celui qui ne reviendra plus à Tigditt, Hamou Cheikh. Youcef continuait, l'attroupement écoutait en silence. A Verdun, les maghrébins avaient un chef très respecté, il s'appelait Foch. Avant chaque bataille, il rassemblait les musulmans et il leur parlait en arabe: "Ce n'est pas les balles qui tuent, c'est le mektoub. Si Dieu l'a décidé, on meurt, que ce soit dans son lit ou en attaquant l'impie Allemand. Si Allah nous préserve, les balles n'y peuvent rien. Nous les soldats, nous n'avons pas peur des Allemands, nous n'avons peur que d'Allah qui peut tout. Ce n'est pas cette attaque qui va nous tuer, c'est el adjel, ce qui écrit par le Tout Puissant." Les soldats hochaient la tête, ces paroles leur faisaient chaud au cœur. Ce Foch, il devait être un musulman. Il leur parlait comme à ses enfants. Ensuite c'est l'attaque, déferlante, irrésistible, chacun de ces soldats hurlant son courage, défiant son mektoub. La mort se décidant ailleurs, quel feu pouvait arrêter ces milliers de croyants que l'on envoyait au devant d'une puissance de feu infernale. Ils épuisaient le feu par leur nombre, par leur conviction et parce que Foch leur avait rappelé leur qualité de musulman, leur courage de soldat. Entre la supériorité des armes Allemandes et le moral d'acier de ces combattants qui n'avaient plus peur de mourir, l'empoignade était titanesque. Au bruit des milliers de balles qui sifflaient à la recherche d'une vie à prendre, répondaient la clameur terrifiante qui explosait dans des poitrines qui n'en finissaient pas de tomber, qui n'en finissaient pas de se renouveler. Chaque cri à la recherche de son mektoub. Youcef racontait encore. Le hachouti , gendre des redoutés Hachems . Certains de ses amis avaient remarqué chez lui un changement. Moins de bravade, il avait dans les yeux à jamais le drame qu'il a affronté et auquel il a survécu par miracle. Youcef racontait : "A Verdun, la majorité des soldats n'était pas métropolitaine. Il y avait des tirailleurs Sénégalais, des tabors marocains, des Algériens, des Tunisiens, des Indochinois, des Malgaches. Dans les rares moments de répit, on se demandait, chacun dans sa langue, "Qu'est ce qu'on fout dans ce bourbier ?". Les tranchées étaient à demi plein de neige en hiver et c'était la crève garantie. Dès que le soleil pointait timidement, la neige fondait et les tranchées devenaient des piscines de boue glaciale. Les poux nous suçaient le sang, l'ennui nous laminait et les attaques ou replis de tranchée en tranchée faisaient disparaître les quelques amis qui émergeaient du silence morbide par un sourire égaré ou une parole orpheline. On était amis de la mort qui nous fréquentait tous les jours, on n'avait pas le temps de mourir de maladie ou de froid, on mourrait en hurlant pour cacher notre peur, en criant ce que nous disait Foch : "el mektoub, hel mektoub, ouine rak hel mektoub, Destinée, ô destinée, où es tu destinée". Et nous redoublions de courage en entendant dans notre foulée éperdue une clameur qui montait de partout : "mektoub, hel mektoub". Nous étions alors les courageux, nous étions alors les invincibles, "el maktoub, hel mektoub". Les balles dérisoires n'arrêtaient que ceux qui avaient terminé leur chemin. Et chacun croyait que le sien était encore long. Et chacun hurlait pour accompagner sa rage d'être loin des siens, et chacun hurlait pour cacher la peur qui l'habitait, et chacun hurlait pour oublier la neige si froide, les tranchées si laids et le soleil laissé là-bas, chacun hurlait "elmektoub, hel mektoub, oune rak hel mektoub". On ne voyait plus la mort, on vivait plus l'assaut, nous les maghrébins, on était les meilleurs, "el mektoub, hel mektoub". Et souvent nous avions la victoire triste. Quand l'accalmie durait un jour ou deux, la mort ne cessait point. Tout soldat qui essayait de voir ce qui se passait au dessus de la tranchée et entre les sacs de protection recevait une balle entre les yeux. On se recommandait les uns aux autres la prudence mais tous les jours, certains se font avoir. C'est le mektoub, Foch avait raison, tout est écrit. Quand les bombes nous tombaient dessus, on se cachait comme on pouvait. Après, on trouvait des bottes qui sortaient des collines de neige, ce sont des soldats dont le mektoub a été de mourir parce qu'une bombe leur est tombée dessus dans leur cache. On les retirait pour leur prendre la gourde d'eau-de-vie qui nous permettait de nous réchauffer. Foch pourtant ne nous interdisait pas cela. Si on ne trouvait rien, on les envoyait rouler sans plus d'égard. Pourtant Foch savait que c'étaient des musulmans pour la plupart et devait songer à une sépulture. "On n'avait pas le temps, disait-il". Et nous acceptions. Une journée de janvier, froide, pluvieuse triste et silencieuse, je fus désigné pour l'avant poste extrême avant. Comme c'est la procédure, j'attendis le crépuscule avant de sortir avec précaution de la tranchée afin d'éviter les francs tireurs ennemis. En rampant, je partis m'installer dans un trou individuel à cent mètres de mes camarades. De là je suis sensé mieux anticiper les mouvements ennemis. Or cette nuit, ceux d'en face avaient décidé une attaque à l'aube. Ayant veillé toute la nuit, je m'assoupis vers la fin de la nuit. Quand j'entendis un bruit assourdissant, c'est sur moi qu'il aboutit. Avant d'alerter qui que soit, avant de réaliser ce qu'il m'arrivait, j'ai senti une douleur violente, brutale, soudaine et envahissante. J'ai tenté de bouger mais je ne pouvais plus, je ne sentais plus mes jambes. Je du m'évanouir. Quand je fus retrouvé dans mon trou et dans ma position. Mes camarades m'apprirent que les Allemands avaient pris notre tranchée et que Foch ayant contre attaqué le jour même, il avait repris ses positions de la veille à la surprise de l'ennemi. Les Allemands ont dû me croire mort dans le poste avancé et me sont passés dessus dans un sens puis dans l'autre sans m'accorder la moindre importance. Heureusement pour moi. C'est mektoub, Foch avait raison." Youcef montrait sa jambe gauche cisaillée net au milieu du mollet par un éclat de shrapnel. Il s'était évanoui pendant 24 heures, c'est ce qui lui avait sauvé la vie. Evacué d'hôpital en hôpital pendant plus d'une année, il fut démobilisé avec une jambe rafistolée comme pouvait le voir son auditoire. Le Hachouti souriait, il avait vaincu la France, il était mort pour elle. Il était revenu avec le titre de poilu de Verdun et avec des décorations qu'il tenait en main sans savoir quelle importance il fallait leur donner. Il les remit en poche comme une vulgaire quincaillerie et continuait : "Et voilà, je suis parmi vous, dans le café Bekhadra, à Tigditt. Je n'ai pas voulu mourir sans vous revoir, Mektoub, hel el mektoub." (1) De son vrai nom Azeria Youcef, il est décédé en 1968 à Mostaganem (2) De son vrai nom Nefoussi Hamou Cheikh, il est mort à Verdun en 1915 (3) De la tribu des Hachachta, à côté de Saur à une vingtaine de kilomètres de Mostaganem. (4) Rude tribu sur les hauteurs de Sayada, mitoyenne de Mostaganem