Dans ce long plaidoyer où il commence par rendre hommage à la jeunesse algérienne, le Professeur Abderrahmane Mebtoul analyse les handicaps, tant politiques qu'économiques, qui accablent l'Algérie nonobstant son immense potentiel. Se projetant ensuite dans la prospective, il évoque les scénarios d'avenir et plaide avec moult arguments et une grande conviction, pour « une réforme globale indispensable (…) en aplanissant les divergences par le dialogue et la concertation. » La forte mobilisation du 22 février et du 1er mars implique de bien analyser les aspirations de la société civile. Certes, pas la rentière vivant dans les salons, mais celle que l'on a vue dans la rue, la jeunesse qui ne veut pas être récupérée. La leçon donnée à la dirigeante du parti des travailleurs, qui a été huée, devrait servir de leçons. Au moment où le monde traverse des bouleversements politiques, sociaux et économiques, où l'Algérie est interpellée par quelque 70 % de sa population revendiquant de véritables réformes démocratiques – condition d'un développement harmonieux et durable face à l'implacable mondialisation –, nous devons rendre un grand hommage à notre jeunesse qui n'a pas connu le drame des années 1990-1999, et veut un changement. Saluons sa maturité politique et les marches pacifiques sans violence, où les partis politiques toutes tendances confondues n'ont joué aucun rôle pour la mobilisation. Saluons aussi nos forces de sécurité qui ont su gérer d'une manière moderne ces évènements qui doivent être médités profondément par les partis du pouvoir et leurs satellites – faiblement représentatifs, pour ne pas dire non-représentatifs – ainsi que par toute l'opposition, qui s'est trouvée hors circuit. Un système partisan déconnecté de la société Selon certaines sources, le nombre de partis approche la soixantaine, souvent avec des alliances contre nature alors que dans les pays démocratiques, ces alliances se font par affinité idéologique et sur un programme clair. Aussi, excepté une dizaine d'entre eux, les autres manifestent une présence formelle et ostentatoire lors des élections… meublant le vide, impuissants presque toujours à agir sur le cours des choses et à formuler clairement les préoccupations et les aspirations de la société réelle. En raison des crises internes qui les secouent périodiquement, du discrédit qui frappe la majorité d'entre elles, de la défiance nourrie à leur égard et à l'endroit du militantisme partisan, les formations politiques actuelles ont aujourd'hui une faible capacité à accomplir un travail de mobilisation et d'encadrement efficient, à contribuer significativement à la sociabilisation politique, et donc à apporter une contribution efficace à l'œuvre de redressement national. Pour preuve, les dernières élections législatives, tant de 2012 que de 2017 : en tenant compte des bulletins nuls et des données officielles du Ministère de l'intérieur, les 3/4 environ de la population algérienne ne sont pas représentés par les élus. Le discrédit qui frappe les formations politiques, tant du pouvoir que de l'opposition, doit laisser la place à des formations crédibles, non créées artificiellement, sujettes donc à la possibilité d'une appréciation objective du statut et du rôle qui doivent être les leurs dans une société qui ambitionne de rejoindre le rang des sociétés démocratiques. Ces formations devront s'avérer d'autant plus capables à mobiliser la société que dans les années à venir, les réformes – longtemps différées pour garantir une paix sociale fictive, transitoire – seront très douloureuses. Une société civile atomisée, à dominante informelle La société civile en Algérie est éclatée. Contrairement aux idées reçues et illusoires des années passées, dans un contexte de désintégration sociale et d'une jeunesse "parabolée", la majorité des confréries religieuses officielles ont de moins en moins d'impact. D'autre part, la confusion qui prévaut actuellement dans le mouvement associatif national rend malaisée l'élaboration d'une stratégie visant à sa prise en compte et à sa mobilisation. Sa diversité, les courants politico-idéologiques qui la traversent et sa relation complexe à la société et à l'Etat ajoutent à cette confusion et rendent impérative une réflexion urgente pour sa restructuration, son état actuel reflétant les grandes fractures survenues dans le système politique national. Ainsi la verra-t-on rapidement se scinder en quatre sociétés civiles fondamentalement différentes : trois au niveau de la sphère réelle et une, dominante, dans la sphère informelle. Le plus important segment de cette société civile, interlocuteur privilégié et souvent unique des pouvoirs publics, est constitué par des appendices du pouvoir, situés à la périphérie des partis du pouvoir et dont les responsables sont parfois députés, sénateurs, vivant en grande partie du transfert de la rente. De fait, ceux qui se targuent de mobiliser des millions d'électeurs vivent dans des salons climatisés, déconnectés de la société. Le deuxième segment est celui d'une société civile franchement ancrée dans la mouvance islamiste, avec là aussi des appendices de partis islamiques légaux. Le troisième segment est celui d'une société civile se réclamant de la mouvance démocratique. Faiblement structurée, en dépit du nombre relativement important des associations qui la composent, et minée par des contradictions en rapport, entre autres, avec la question du leadership. Pour ces trois premières sociétés civiles, leurs impacts pour le taux de participation aux dernières élections locales et législatives, malgré leur adhésion, ont été relativement faibles. Nous avons enfin une société civile informelle, inorganisée, totalement atomisée. Elle est de loin la plus active et la plus importante, ainsi que nous avons vu le 22 février et le 1er mars 2019, avec des codifications précises formant un maillage dense. Sans l'intégration intelligente de cette sphère informelle – non par des mesures bureaucratiques autoritaires, mais par l'implication de la société elle-même –, il ne faut pas compter sur une réelle dynamisation de la société civile. Car lorsqu'un Etat veut imposer ses propres règles déconnectées par rapport aux pratiques sociales, la société enfante ses propres règles qui lui permettent de fonctionner avec ses propres organisations. Trois scénarios pour l'Algérie de 2019 à 2025 La dynamisation du système partisan et de la société civile afin d'en faire un instrument efficace d'encadrement de forces vives et un levier puissant de leur mobilisation n'a de chance de réussir que si le mouvement qui le compose ne soit pas au service d'ambitions personnelles inavouables et parfois douteuses. Nous pouvons prévoir les différents scénarios possibles en fonction de l'état des rapports de force au niveau interne, tenant compte de l'évolution de la stratégie des acteurs au niveau externe. Le premier scénario : échec du processus des réformes. Les conditions de l'échec sont réelles et réunies dans l'environnement juridique et économique en cas de manque de visibilité et de cohérence dans la démarche économique et sociale. Risque accentué par les rentiers au niveau interne et certains segments d'acteurs externes entretenant des relations informelles et qui ne sont pas intéressés par l'approfondissement des réformes (perte des marchés en cas d'avis d'appel d'offres transparents). Par ailleurs, l'ambiguïté des textes juridiques permet le blocage légal des réformes, tandis que la multiplicité des intervenants autorise une confusion des prérogatives. Autres paramètres concourant au risque d'échec : la fragilité des capacités d'investissement du privé interne, les plans de stabilisation ayant réalisé une épargne forcée au détriment des couches moyennes qui se sont paupérisées ; la méfiance générée auprès des investisseurs internes et externes par des modifications continuelles de textes de lois, alors que la stabilité doit être de rigueur ; des discours populistes de règlements de comptes sur le sujet sensible de la fiscalité, et enfin la forte pression d'une fraction des acteurs internes et externes liés aux intérêts de la rente, cela pour préserver des postures protectionnistes car la libéralisation détruit une fraction de la rente. Le deuxième scénario est le statu quo. Il conduirait à la régression car tant au niveau social que physique, le monde est en perpétuel mouvement. Cette hypothèse préparera les conditions de l'échec en imputant les conditions sociales actuelles (pauvreté et chômage) aux réformes, qui, excepté la stabilisation macroéconomique, sont timides en Algérie (réformes microéconomiques et institutionnelles, enjeux des années futures), ou à des organes techniques alors que l'essence réside dans l'absence de volonté politique (neutralisation des rapports de force). Ce statu quo participera à un échec programmé et serait suicidaire pour le devenir de l'économie et de la société algérienne. Cela est entretenu par la confusion de certains concepts assimilant faussement réformes à bradage du patrimoine national. Ainsi, selon les tenants de cette analyse, les réformes seraient dictées par les grandes compagnies pétrolières mondiales, le FMI et la Banque mondiale. Une posture nous rappelant les temps de l'inquisition contre ceux qui prônaient l'économie de marché et l'instauration de la démocratie. Le troisième scénario est la réussite des réformes politiques et économiques solidaires, contenues dans l'environnement juridique, économique et politique de l'Algérie, grâce à une jeunesse de plus en plus consciente des enjeux futurs du pays. La rupture vis-à-vis du système précédent, au vu des expériences historiques, ne s'est produite que par des révolutions violentes, mais de courte durée. Les expériences réussies ont montré que la voie gradualiste insérant les conservateurs dans une dynamique réformiste a impliqué un réaménagement profond des structures du pouvoir et de nouvelles personnes acquises aux réformes avec la démystification culturelle, les rumeurs dévastatrices au sein de l'opinion n'étant que la traduction de la faiblesse du système de communication, surtout en Algérie où la voie orale est prédominante. Il y a donc urgence d'une collaboration étroite des partisans acquis aux réformes, des partis politiques, des associations et, d'une manière générale, de toute la société civile, l'administration, des entreprises publiques et privées, les collectifs des travailleurs, des syndicats, en aplanissant les divergences par le dialogue et la concertation. Il s'agira de faire émerger l'objectif stratégique par une symbiose des intérêts individuels et l'intérêt collectif, en montrant que les gagnants à moyen terme des réformes seront plus nombreux que les perdants à court terme. Forte de l'appui des acteurs externes pour leurs intérêts afin d'éviter les effets négatifs de la déstabilisation, mais surtout de la mobilisation des acteurs internes favorables car aucun pays ne peut faire les réformes à notre place, le devenir de l'Algérie est entre les mains des Algériennes et Algériens. L'Algérie, acteur indispensable à la stabilité euro-méditerranéenne et africaine, peut faire aboutir un processus des réformes inséparables d'une profonde démocratisation de sa société. Dans le monde des affaires les sentiments n'existant pas, seules les réformes permettront la croissance économique et la réduction des lancinants problèmes du chômage et de la pauvreté. Tout obstacle à ces réformes ne fait que diminuer le taux de croissance, accroît l'insécurité du pays et, par là, contribue à la déstabilisation sociale et politique. Le temps étant de l'argent, tout retard dans le processus des réformes induira des coûts sociaux plus importants, et supportés par les plus défavorisés. Une vision stratégique pour dépasser une crise multiforme Il est temps d'avoir des prospectives à moyen et long terme, afin de corriger les erreurs du passé, comme naviguer à vue en ignorant les aspirations de la société. La question stratégique est la suivante : ira-t-on vers un réel changement salutaire en réorganisant la société, du fait des bouleversements géostratégiques mondiaux annoncés entre 2019-2025-2030 ou, grâce à la distribution passive de la rente, se satisfera-t-on simplement d'un replâtrage, différant dans le temps les inévitables tensions sociales ? Ce sont là des raisons suffisamment importantes pour envisager sérieusement de réorganiser le système partisan et la société civile pour qu'ils puissent remplir la fonction qui est leur dans tout système politique démocratique conciliant la modernité et notre authenticité, loin des injonctions administrative. La refonte de l'Etat, dont l'administration, l'intégration de la sphère informelle, les réformes des systèmes financier, fiscal, douanier et socio-éducatif, les mécanismes nouveaux de la régulation et de la cohésion sociale, l'optimisation de l'effet des dépenses publiques et la nouvelle gestion des infrastructures reposant sur la rationalisation des choix budgétaires… posent la problématique du devenir de l'économie algérienne pour renouer avec la croissance et atténuer, par voie de conséquence, le chômage. L'économie algérienne est une économie actuellement totalement rentière avec plus de 98 % d'exportation avec les dérivés (600 millions seulement d'exportation de produits manufacturés en 2018 contrairement à de faux discours) provenant de l'éphémère ressource d'hydrocarbures allant vers l'épuisement. Idem pour environ 96 milliards de dollars de réserves de change (à la fin de février 2019), qui seront volatilisés d'ici à la fin de 2022, en cas de non-changement de politique économique et au rythme actuel des sorties de devises. D'autre part, le volume global du financement non-conventionnel a atteint 6 556 milliards de DA au 31 janvier 2019, dont 2 185 milliards de DA en 2017, 3 471 milliards de DA en 2018 et près de 1 000 milliards de DA en janvier 2019, avec un emprunt supplémentaire d'une valeur de 500 milliards de DA, dont une grande partie sera destinée à la Caisse nationale des retraites (CNR), représentant environ 28 % du PIB. Dans le même temps, la dette publique, qui s'élève à plus de 36 % du PIB à la fin de 2018, risque de conduire dans deux à trois ans à une spirale inflationniste incontrôlée. La réforme globale est la condition indispensable à la production et aux exportations hors hydrocarbures, évitant ces subventions généralisées, sans ciblage et socialement injustes, ainsi que les assainissements des entreprises publiques, répétés mais sans résultats probants. Comme je l'ai rappelé souvent, en ce mois de février 2019 – et cela ne date pas d'aujourd'hui –, l'Algérie traverse avant tout une crise de gouvernance ce qui implique d'avoir une vision stratégique du devenir de l'Algérie à l'horizon 2030. L'Algérie a toutes les potentialités, pour dépasser les tensions politiques, sociales et économiques actuelles mais doit s'attaquer à l'essentiel et non au secondaire, conformément à une « loi » des sciences politiques : 20 % d'actions bien ciblées ont un impact de 80 %. Mais 80 % d'actions mal ciblées ont un impact seulement de 20 %. L'Algérie a besoin pour sa crédibilité nationale et internationale, de tensions géostratégiques au niveau de la région et des tensions budgétaires inévitables entre 2019-2020-2025 de rassembler tous ses enfants dans leur diversité et non de nous diviser, nécessitant un minimum de consensus économique et social qui ne saurait signifier unanimisme, signe de décadence de toute société afin de stabiliser le corps social. Les réformes – au-delà des résistances naturelles des tenants de la rente –, en réhabilitant la bonne gouvernance (la lutte contre la corruption, concrètement et pas seulement par des textes de lois) et le capital humain, sont la base du développement. Les cris de la jeunesse en ces mois de février et mars 2019 pour un profond changement doivent être entendus afin que l'Algérie puisse relever les défis du XXIe siècle caractérisés, en ce monde interdépendant en perpétuel mouvement, par d'importants bouleversements géostratégiques tant dans le domaine sécuritaire, économique, politique, social et culturel. Face aux inévitables tensions budgétaires et les enjeux géostratégiques 2019-2025-2030, la réussite des réformes doit reposer, sur quatre axes : rassemblement, refondation de l'Etat, démocratisation et réformes économiques conciliant efficacité économique et une profonde justice sociale