Bradley Manning se rendait tous les jours dans la salle informatique de la base américaine de Bagdad où il était affecté. Cet analyste en renseignement venait travailler avec ses cd rw – que l'on peut graver à volonté – sur lesquels il téléchargeait de la musique et des films, comme nombre de ses camarades. Assis devant son ordinateur, il sifflotait «Telephone» de Lady GaGa. Et personne ne se doutait de rien. En réalité, sur ce disque où était inscrit au feutre noir le nom de la chanteuse pop, le «spécialiste» - nom ronflant qui désigne en réalité le grade de l'armée américaine situé juste au-dessus de celui de soldat de première classe – téléchargeait ce qu'il a lui-même défini comme «la plus grande fuite de l'histoire des Etats-Unis».La vidéo secrète d'une attaque américaine héliportée à Bagdad qui avait fait une douzaine de morts civils, dont deux journalistes de Reuters, les quelque 90000 notes internes de l'U.S. Army sur les conflits irakiens et afghans, et les 250000 documents diplomatiques… tous ces documents qui ont beaucoup embarrassé les Etats-Unis après leurs publications sur WikiLeaks au cours des derniers mois, auraient été subtilisées en plein jour par Bradley Manning, 22 ans. C'est ce que croit en tout cas l'armée américaine, même si elle continue de déclarer officiellement que la source de la fuite est encore inconnue. Incarcéré à la base navale de Quantico, en Virginie, Bradley Manning a été dénoncé par Adrian Lamo, un «hacker» réputé et repenti, avec qui il a conversé sur internet. Inquiété qu'on puisse le soupçonner de complicité, mais aussi pour «sauver des vies» selon lui, Lamo, reconverti en analyste en sécurité, a divulgué à la police - puis à la presse - le contenu des confidences faites par Manning et qui constituent aujourd'hui la plus lourde des preuves à son encontre. «Effacer la musique ... puis graver un fichier compressé… Personne ne soupçonne rien», explique-t-il lors d'un de ces chats. «Assez simple, et ingrat», assure plus tard Manning, à Lamo, son idole. «Des serveurs faibles, des mots de passe faibles, une sécurité matérielle faible, un contre-espionnage faible, une analyse bâclée…». «Hillary Clinton, et des milliers de diplomates dans le monde, vont avoir une crise cardiaque quand ils se réveilleront un matin et découvriront qu'un répertoire complet de documents confidentiels sur la politique étrangère est accessible au grand public, avec un moteur de recherche», se réjouit-il. En réalité, l'exaltation politique a joué sur Manning autant que le désœuvrement et la frustration. Bradley a rejoint l'armée en 2007 pour y prendre un nouveau départ. Comme le rapportait le New York Times, il a passé une partie de son enfance avec son père dans une petite ville de l'Oklahoma, où ses camarades de classe se moquaient de lui pour son côté geek, puis une autre partie avec sa mère au fin fond du Pays-de-Galles, où d'autres camarades d'autres classes se moquaient de lui parce qu'il était homosexuel. Raison pour laquelle son père l'a mis à la porte de la maison, peu après son retour dans l'Oklahoma. Ceux qui l'ont connu décrivent généralement un lion en cage, un garçon brillant, seul et provocateur. Arrivé à l'armée, il a utilisé toute son intelligence et sa culture informatique pour servir le café aux officiers. Il évoluait dans une atmosphère où ses idées de gauche, sa monomanie de l'informatique n'étaient pas les bienvenues. Et tout cela sous la chape de plomb de la loi «Don't ask, don't tell», qui oblige les homosexuels à taire leur orientation sexuelle, sous peine de devoir quitter l'armée. «Apporte-moi du café, et ensuite balaye le sol» L'isolement qu'il a connu tout au long de sa prime jeunesse a ainsi continué dans sa «nouvelle famille». Pour Bradley Manning, qui refusait déjà de réciter le serment d'allégeance au drapeau américain à l'école car il faisait référence à Dieu, l'engagement patriotique est plutôt relatif, et sa discipline limitée. Sa carrière a d'ailleurs commencé par deux blâmes, dont l'un pour avoir agressé un officier, rapporte encore le New York Times. Manning a confié que la plupart des remarques d'ordre professionnel qu'il adressait par mails à ses supérieurs restaient sans réponses. «Sauf si c‘était quelque chose d'essentiel, puis on en revenait à ‘Apporte-moi du café, et ensuite balaye le sol'». Un sentiment de rejet et de vacuité qui a ouvert les vannes de la plus grande fuite de l'histoire. «Si tu avais accès à des réseaux classifiés 14 heures par jour, 7 jours par semaine et pendant 8 mois, que ferais-tu ?» avait-il demandé à Lamo. Bradley Manning risque aujourd'hui 52 années de prison pour avoir «communiqué, transmis et livré à une source non-autorisée des informations sur la défense nationale». Il est aujourd'hui considéré comme un traitre par la plupart des Américains, et un héros de la liberté d'expression et du pacifisme, pour une minorité. Pour la communauté homosexuelle, qui rappelle souvent que Manning venait de rompre avec son ami au moment de ses premiers contact avec WikiLeaks, il est aussi l'un des dommages les plus évident de la loi du «rien dire, rien demander». Plus que tout cela, il est probablement quelqu'un qui attendait qu'on reconnaisse ses choix, et ses qualités. «Ça ne me dérangerait pas d'aller en prison pour le reste de ma vie, ou d'être exécuté, si cela ne me donnait pas la possibilité d'avoir des photos de moi partout sur la presse mondiale», écrivait-il avant son arrestation. C'est finalement le cas, au grand dam d'une administration qui n'a jamais fais attention à ce garçon, qui avait son disque de Lady GaGa dans la salle informatique.