Mercredi 29 juin. La gare d'Alger. Il est 20h. Des centaines de voyageurs attendent le départ du train Alger-Annaba. N'ayant pas d'horaires fixes, le train démarre à 20h30, à 20h45 ou à 21h, c'est selon... Les wagons sont presque pleins, mais les voyageurs affluent encore vers le guichet pour acheter leur billet. Ils sont indispensables pour prendre place dans les wagons, pourtant il y a toujours des haraga (qui ne payent pas leur place)... « A quelle heure arrivera ce train à Sétif ? », a-t-on demandé à un agent de la Société nationale du transport ferroviaire (SNTF). « Vers 1h ou 2h », rétorque-t-il. A l'intérieur des wagons, les passagers suffoquent et suent à grosses gouttes et attendent impatiemment le départ. Même la climatisation n'a pas pu atténuer la chaleur torride. Il fait plus chaud que dans une étuve. Le train démarre finalement à 21h. Nous prenons place au premier wagon. Juste derrière la locomotive. Là, c'est un peu aéré. Rien à avoir avec les autres compartiments. Le train est surchargé. Les moins chanceux se sont mis debout devant les entrées des wagons. Il leur faut beaucoup de courage et de patience pour finir le trajet. En ces jours de grande chaleur, les gens préfèrent voyager le soir afin d'échapper à la canicule. Aucune crainte d'être attaqué, comme ce fut le cas dans un passé récent, par des groupes terroristes. Mais les citoyens gardent toujours le mauvais souvenir de l'atrocité des crimes commis par le GSPC et les GIA. De ce fait, plusieurs passagers, notamment les familles, évitent l'aventure nocturne. Ils préfèrent rentrer chez eux pendant la journée. Toutefois, il se trouve qu'ils n'ont aucun choix. La SNTF a annulé certains départs. « Je n'aime pas voyager la nuit en famille. J'aurais souhaité rentrer chez moi dans la journée, mais que voulez-vous que je fasse ? Je ne sais pas pour quelle raison on a annulé le départ de 12h30 », lance un passager quand il a su que nous sommes des journalistes. La crainte de ces voyageurs semble légitime. Puisque le terrorisme « résiduel » sévit encore et les chemins de fer sont une cible privilégiée pour eux. C'est ce que nous confirme un agent de Rail-Protect. Ce dernier rappelle la bombe qui a explosé, il y a quinze jours, sur le passage d'un train de marchandises Alger-Bouira, au niveau de Kadiria (70 km à l'est de la capitale). « Nous sommes toujours ciblés par les terroristes. L'explosion de cette bombe en est la preuve. Deux de nos camarades ont été blessés », confie ce jeune homme chargé de sécuriser le train. Cependant, ces dernières années, ce ne sont plus les terroristes qui menacent le plus les passagers. Il y a une autre forme de « terrorisme », encore plus dangereuse : la criminalité. Ce fléau prend de l'ampleur et menace notamment le train. Des jeunes drogués, éméchés ou en état d'ébriété s'infiltrent dans les wagons pour un seul but : délester les passagers de leurs biens, sous la menace d'armes blanches. Argent, bijoux et vêtements intéressent ces délinquants. La présence des agents de Rail-Protect ne les dissuade pas. Pis, ils les narguent. « Un jour, j'ai vu un jeune debout dans le couloir du wagon. Il ne paraissait pas normal. Je me suis approché de lui. ‘'Ton billet !'', lui ai-je demandé. Il s'est avéré qu'il était ivre et je l'ai invité à descendre du train. Il abdiqua après une résistance. Mais à la sortie, il m'a craché au visage », raconte le jeune homme. Tel est le quotidien de ces agents. C'est la présence de ces voyous dans le train et la terreur qu'ils sèment qui font fuir les voyageurs. Les responsables de la SNTF et les autorités ont pris conscience de ce grave problème. Pour assurer sécurité et quiétude, des gendarmes viennent quotidiennement prêter main-forte aux agents de Rail-Protect. Des paras commandos sécurisent le train D'habitude, ce sont les agents de la gendarmerie qui accompagnent et sécurisent le train. Mais aujourd'hui, à la surprise des voyageurs, ce sont les paras commandos du détachement spécial d'intervention (DSI) qui se sont chargés de cette mission. « Nous avons d'autres missions. Mais lorsqu'on chôme, on intervient pour lutter contre la délinquance dans les trains », nous a affirmé un élément de ce corps de la gendarmerie nationale. Le DSI est l'un des corps de la gendarmerie, dont les agents ont subi un entraînement et une instruction spéciaux pour effectuer des interventions très spéciales. Il est presque 22h, le train arrive à Thenia (est d'Alger), lorsque les éléments du DSI entament l'inspection du train. Objectif : chasser les délinquants et les toxicomanes. Dans le premier wagon, il y a déjà une première prise. Les gendarmes s'approchent de deux jeunes, la vingtaine, assis côte à côte à l'entrée du wagon. « Vos papiers ! », s'écrie un agent, avant de procéder à la fouille des deux jeunes. Leur comportement prête à suspicion. Les deux refusent d'être pris en photo, en se voilant le visage à l'aide de leur casquette. Après fouille, on découvre chez le premier un couteau et une cigarette. Pour la gendarmerie, la cigarette « makhdouma » (elle contient du kif, comme on l'appelle dans le jargon des toxicomanes). Le cas du second est beaucoup plus grave. Les gendarmes découvrent sur lui une convocation de la police de Bab El Oued. Il doit s'y présenter jeudi 30 juin à 8h. « Tu veux t'enfuir ? », l'interrogea l'un des gendarmes. « Non ! Je vais voir ma mère à Constantine et revenir tôt le matin pour me présenter à la police », répond le jeune qui porte des blessures sur le visage. Menottés, les deux personnes ont été arrêtées. L'inspection du train se poursuit. Fouille générale des jeunes et vérification de papiers. Aujourd'hui, le butin est maigre pour les gendarmes. On ne sait pourquoi, les criminels, pourtant habitués du lieu, n'y sont pas présents. Ce qui a attiré notre attention par contre, c'est le service assuré aux voyageurs. Quel service pour un prix exorbitant ! En plus de la chaleur suffocante dont se plaignent les voyageurs et le manque de prise en charge des femmes et des bébés, ces passagers doivent payer 1135 DA pour se déplacer par train. La SNTF, pour ne pas résoudre le problème de non-payement des tickets, a décidé d'unifier le prix. Que le voyageur descende à Bouira, à Beni Mansour, à Bordj Bou Arréridj, à Sétif, à Constantine ou à Annaba, il doit payer le même prix. « Je travaille à Bouira et j'habite à Annaba. Ce n'est pas normal que je paye le même prix que celui qui prend le train depuis Alger », conteste un client de la SNTF. Exposés quotidiennement aux dangers, les agents de Rail-Protect, une filiale dépendant de la SNTF, vivent dans une situation lamentable. Contractuels, ils touchent de surcroît un salaire dérisoire. Leur salaire de base ne dépasse pas 8000 DA. Même pas le SMIG. Agents de Rail-Protect : les misérables Les meilleurs d'entre eux, avec les primes et les allocations, parviennent à dépasser le salaire national minimum garanti (SNMG). « On n'a même pas le droit de constituer un syndicat ou de revendiquer quoi que ce soit », précise un agent. Ces hommes en bleu se plaignent aussi des moyens qu'on leur a donnés pour assurer la sécurité du train pendant la nuit. Avec un fusil à pompe de neuf cartouches, ces agents sont appelés à riposter à une éventuelle attaque terroriste. « Nous avons besoin d'armes légères. Ce n'est pas normal qu'on circule parmi les voyageurs avec des fusils à pompe », ajoute-t-il. En Algérie, les problèmes du train ne se limitent pas seulement à cela. Le retard qu'il met pour arriver à sa destination est énorme. Démarrer à 21h pour arriver à 4h30 à Sétif, ce n'est pas raisonnable. A quelle heure arrivera-t-il à Annaba ? Il faut un courage inouï pour les voyageurs. Madjid Makedhi, Source : El Watan