Etre retraité de nos jours, équivaut à se retrouver du mauvais côté de la barrière, un vieillard en devenir et qui perd tout d'un coup la considération de ses anciens collaborateurs, trop heureux de lui avoir succédé au poste qu'il vient de libérer. Du jour au lendemain, il se retrouve dépouillé du préjugé favorable que lui témoignaient les jeunes cadres qui n'hésitaient pas à lui demander conseil le cas échéant. Pire, il devient une sorte d'objet obsolète dont personne n'aurait besoin, ni l'Etat, ni les amis, ni les voisins et parfois même ses propres enfants… Il ne lui reste en somme qu'à attendre le coup de grâce, pour tirer sa révérence, en s'excusant d'être encore là… «C'est quoi un retraité en Algérie?...», s'interroge M. Ahmed, retraité d'une grande société nationale, rencontré dans un café du centre-ville de Mohammadia, «…si ce n'est un pauvre mec, répond-il à lui-même, et qui passe tout son temps à hanter les cafés, les jardins, les marchés, les rues, en attendant le sort tragique qui nous attend tous…», déplore-t-il d'un ton désabusé. De quelles ressources dispose-t-il encore, pour s'adapter à sa nouvelle vie d'inactif? Pendant combien de temps arrivera-t-il à maintenir autour de lui la sérénité et l'équilibre qu'il avait su instaurer naguère au sein du climat familial? Quant à soutenir la comparaison avec son semblable des pays technologiquement plus avancés, il n'y a assurément pas photo, en dépit de la crise financière que leurs ressortissants prétendent endurer… Afin de vivre de plus près l'univers de cette frange de la société, que les experts estiment autour de six millions en Algérie, nous nous sommes rapprochés des retraités de la ville de Mohammmadia, dans la wilaya de Mascara. Une circonscription qui regroupe à elle seule les 3 secteurs censés contribuer au développement d'un pays: le secteur primaire à travers l'agriculture qui a fait la réputation agrumicole de la région, le secteur secondaire dit «industriel» orienté vers l'agro-industrie, les unités de transformation et l'usine Filamp en pleine reconversion. Enfin, le secteur tertiaire est celui qui aura «boosté» l'économie de la région depuis l'avènement de «l'import-import» et de la génération spontanée des importateurs fictifs, qui ont transformé la ville de Mohammadia en un vaste entrepôt d'équipements électroménagers et électroniques, montés actuellement pour la plupart dans l'Est du pays. Cette prédisposition au commerce revient à sa position géographique hautement stratégique qui en fait une sorte de plaque tournante entre les différentes régions d'Algérie. Ceci, grâce à un réseau ferroviaire reliant la capitale du pays à celle de l'Ouest, ainsi qu'Arzew et enfin Béchar, ces deux lignes étant en pleine reconversion… De ces trois secteurs, c'est pourtant l'Agriculture et ses dérivés qui auront employé le plus de main d'œuvre et il ne faut pas s'étonner de retrouver parmi nos retraités un fort pourcentage d'ouvriers agricoles, intégrés sur le tard par la caisse des retraites. «Chez nous, c'est le désert en matière de prise en charge des retraités. Le retraité est abandonné à son triste sort en Algérie. Pire, c'est une sorte de pestiféré, que tout le monde fuit ou méprise, à cause d'un pouvoir d'achat qui l'inciterait à la mendicité, s'il ne tenait pas à sa dignité», s'insurge l'un de ces pauvres hères, qui sitôt libérés par l'imam, après avoir «expédié» la prière du Fadjr, viennent tous les 22 du mois, assiéger avec leurs autres congénères, le bureau de poste habituel, transformé pour quelques jours, en «Dar El-Khirya», afin de retirer le maigre pécule auquel ils ont encore droit.» Et de continuer avec tristesse: «Le quotidien de nos retraités, se résume chaque jour que Dieu fait, à occuper l'un des bancs publics de la place des Martyrs, face au siège désaffecté de l'APC de Mohammadia, en attente de réhabilitation totale. Là, il reprend de longues discussions avec d'autres vieux, sur des sujets déjà radotés la veille, avant de rentrer chez soi dès midi tapante, l'après-midi étant consacré aux prières du Dohr, d'El-Asr voire celle du Maghreb. Puis, le temps d'engloutir leur potage du soir (légumes ou «chorba bel Hlib») ces anciens forçats de la terre ont le choix entre la mosquée du coin pour accomplir leur prière d'El-Îcha ou rester chez soi dans un coin de la maison, à égrener leur chapelet ramené de la Mecque par quelque proche. Le lendemain, il s'engage dans le même processus, jusqu'au jour où il disparaît de la circulation, en laissant derrière lui le vieux dicton: «âch makseb, mat makhella…» Pour d'autres en revanche, tel M. Ahmed, il n'est pas question de se résigner. Les 4.000 dinars de pension qu'il touche par mois, l'obligent à se lever tôt, pour se rendre au marché de gros, pour travailler dans un carreau comme manutentionnaire et ce, tant qu'Allah lui prêtera la force et la santé. D'autres se débrouillent des places de gardiens dans les chantiers privés. Le drame, c'est que la plupart des enfants laminés par le chômage, se contentent de vivre d'expédients et ne sont pas en mesure d'assurer la relève au sein de la maisonnée, pour subvenir à ses besoins. «Sous d'autres cieux, des terrains de pétanque tendent les bras aux retraités, des tours opérateurs s'occupent des voyages organisés pour cette frange de la société, qui dispose également de centres de rencontres équipés de salons de thé, de bibliothèques voire des médiathèques ou des salles d'Internet. Dehors, ils trouvent des espaces verts qui leur mettent du baume au cœur. Ce n'est tout de même pas de leur faute, s'ils perçoivent une pension ridicule de la part d'une société qui se montre aujourd'hui ingrate envers eux», remarquera un ancien émigré, qui se sent plus à l'aise avec sa pension en euros. Le mot de la fin reviendra à un retraité de l'enseignement, devenu commerçant, par la force des choses: «Le retraité, contrairement à ce qui est propagé en Algérie, n'est pas un homme fini ou une épave pouvant couler à n'importe quel moment. Bien au contraire, il dispose d'une somme d'expériences, dont les jeunes générations pourraient profiter si les services compétents daignaient organiser des séminaires, des journées d'études et autres rencontres qui les réuniraient tous profitablement…» Malheureusement, tout cela reste du domaine de l'utopie, parce que le retraité algérien est considéré, à l'image de la chanson de Jacques Brel: tout juste bon d'aller «Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit…»