L'historien américain Todd Shepard, professeur d'histoire à l'université Johns Hopkins (USA), spécialisé dans l'histoire de la France coloniale, a livré son opinion sur l'évolution des rapports entre l'Algérie et la France en répondant à trois questions posées par l'APS en marge des travaux du colloque international "1962, un monde" organisé, à Oran, par le Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC). Question : Votre dernier ouvrage "1962 : Comment l'indépendance algérienne a transformé la France", traduit en France et publié en 2008, sera bientôt édité en Algérie. Que suggérez-vous à travers ce titre ? Réponse : Le but de cet ouvrage, c'est d'explorer à quel point la Révolution algérienne a transformé à la fois l'Algérie et la France. On prétend souvent que l'Algérie a été formée par son expérience coloniale, qu'elle se modèle sur la France, mais on a tendance à oublier l'impact de l'indépendance algérienne sur la France. On voit très clairement que la France n'accepte pas de reconnaître que ce qu'elle a fait en Algérie n'a pas marché, ni de révéler les failles de son projet républicain, de ses prétentions universelles, et d'admettre que l'Algérie n'a jamais été française. Dans mon ouvrage, j'essaie de montrer à quel point l'Algérie a été fondamentale pour comprendre ce que c'est l'histoire française, surtout l'histoire de la république française. Question : Le peuple algérien, 50 années après l'indépendance, attend toujours que la France reconnaisse officiellement ses crimes commis en Algérie durant la période coloniale. Pensez-vous qu'il y ait quelque volonté de la France à aller dans ce sens ? Réponse : Je crois que les Français commencent à se rendre compte qu'ils ont fait en sorte d'effacer cette histoire, de prétendre que ça ne faisait pas partie de leur histoire, que c'est une erreur. On fait en sorte comme si c'était une déviation projetée sur des réactionnaires activant contre les intérêts républicains. On commence à se rendre compte qu'en fait c'était les républicains qui étaient au centre de la vie politique française, qui ont fait ce choix. La France est faite avec cette histoire. Il faut que la France le reconnaisse pour elle-même. Je crois néanmoins que les Français n'ont aucune volonté à répondre aux attentes des Algériens. Ce que je vois apparaître, c'est que pour ses propres raisons à elle, la France peut être forcée à reconnaître qu'elle doit faire un travail de mémoire, non pas simplement pour se faire pardonner, mais pour se faire comprendre envers ses propres citoyens. Cela va aussi nécessiter de lui pardonner. Oui, je pense que cela va dans le sens des excuses attendues. En revanche, ce qui est moins évident, c'est d'attendre une justice. Moins évident dans le court terme, mais on est en droit de l'espérer. Question : Les débats menés à Oran dans le cadre du colloque "1962, un monde", répondent-ils selon vous aux attentes des historiens et chercheurs sur l'approfondissement des questions autour de la révolution algérienne et ses impacts sur le monde ? Réponse : L'idéal, c'est de défricher le terrain. C'est-à-dire qu'on arrive à la possibilité d'approfondir les questions déjà présentes et qui restent importantes. Je pense aussi à la possibilité d'ouvrir d'autres thèmes qui n'ont pas été encore discutés, peut-être moins fondamentaux à la compréhension de la révolution et de l'indépendance algérienne, mais qui sont riches parce que l'Algérie nous a enseigné énormément de choses, nous dans le monde. En tant qu'Américain et chercheur international, je dois dire que la révolution et 1962 ont eu un énorme impact dans le monde, et on en apprend énormément de choses. Donc l'idée, c'est de lancer de nouveaux champs de discussion. Cela a déjà commencé, puisqu' il y a de nombreux chercheurs étrangers qui viennent en Algérie pour se documenter avec des sources algériennes. Cela permettra, à terme, d'aborder de nouvelles discussions, de nouvelles questions. Le colloque organisé à Oran est d'ailleurs marqué par nombre de communications qui se distinguent par la nouveauté des sujets, par rapport à ceux généralement abordés. Cela donne l'exemple de la possibilité de penser des choses qu'on ne pense pas généralement ensemble.