Un procès inédit de l'ex-président tchadien, Hissène Habré, poursuivi pour des violations présumées des droits de l'Homme, s'ouvrira lundi au Sénégal par un tribunal africain, devenant ainsi le premier ancien chef d'Etat à répondre de ses actes devant un tribunal d'un pays mandaté par l'Union africaine. En exil depuis 1990 et en détention depuis deux ans au Sénégal, Hissène Habré, sera jugé par les Chambres africaines extraordinaires (CAE), tribunal spécial créé par l'Union africaine (UA) en vertu d'un accord avec Dakar, comprenant des magistrats sénégalais et africains, dont le Burkinabè Gberdao Gustave Kam, qui présidera les débats. Il avait trouvé refuge au Sénégal après avoir été renversé par l'actuel président Idriss Deby Itno. A 72 ans, il est poursuivi pour "crimes contre l'humanité, crimes de guerre et crimes de torture" sous son régime (1982-1990). Hissène Habré est accusé de milliers d'assassinats politiques et de l'usage systématique de la torture. Les audiences sont prévues du 20 juillet au 22 octobre. Si l'accusé est reconnu coupable, s'ouvrira une autre phase durant laquelle seront examinées d'éventuelles demandes de réparation au civil. Une centaine d'accusateurs et de témoins sont attendus au palais de justice Lat Dior à Dakar, tous pris en charge par un budget d'organisation que le Procureur général des CAE, le magistrat Mbacké Fall, estime à environ 6 milliards de francs Cfa (12 millions de dollars). Un procès inédit... Inédit, ce procès doit aussi permettre au continent africain, où les griefs se multiplient contre la Cour pénale internationale (CPI) siégeant à La Haye, accusée de ne poursuivre que des dirigeants africains, de montrer l'exemple, soulignent des organisations de défense des droits de l'Homme. "C'est la première fois au monde - pas seulement en Afrique - que les tribunaux d'un pays, le Sénégal, jugent l'ancien président d'un autre pays, le Tchad, pour des violations présumées des droits de l'Homme", avait déclaré Reed Brody, conseiller juridique à Human Rights Watch (HRW), qui travaille avec les familles des victimes de l'ère Habré. "L'ouverture du procès de Hissène Habré, 25 ans après sa fuite du Tchad, est un hommage aux survivants de son régime brutal qui n'ont jamais abandonné la lutte pour la justice", a-t-il dit, ajoutant que "cette affaire démontre aux despotes, où qu'ils se trouvent, qu'ils ne seront jamais hors de portée de leurs victimes". Mais l'unique accusé "ne reconnaît pas cette juridiction, ni dans sa légalité, ni dans sa légitimité" et "a décidé de renoncer à participer à ce procès", a indiqué jeudi à des médias un de ses avocats, Me Ibrahima Diawara, en précisant: "Comparaître dans un procès est un droit, pas une obligation". Selon lui, Hissène Habré - qui "va mieux", après une attaque cardiaque en juin - n'entend pas comparaître et a demandé à ses avocats de ne pas assister non plus aux audiences. En vue de ce procès, le Sénégal a modifié ses lois pour adopter la compétence universelle permettant de juger un étranger pour des actes commis hors de son territoire. Le Tchad a de son côté autorisé les magistrats des CAE à enquêter sur place. Des victimes et des témoins entendus en instruction Depuis l'ouverture de l'instruction, en juillet 2013, "il y a eu quatre commissions rogatoires ayant permis d'entendre presque 2.500 victimes et une soixantaine de témoins", a précisé cette semaine le procureur général des CAE, Mbacké Fall. Plus de 4.000 victimes "directes ou indirectes" se sont constituées parties civiles. Le tribunal spécial a prévu d'entendre 100 témoins. Les audiences seront "filmées et enregistrées" pour être diffusées en différé et "permettre à un maximum de personnes de suivre" le procès, d'après Mbacké Fall. Seule une sélection des débats sera montrée par la télévision publique sénégalaise RTS, "le diffuseur hôte", qui mettra gratuitement un signal à la disposition des médias, a-t-il précisé. En cas de condamnation, Hissène Habré, qui encourt entre 30 ans de prison ferme et les travaux forcés à perpétuité, pourra purger sa peine au Sénégal ou dans un autre pays membre de l'UA, mais il n'est prévu "aucune mesure d'assouplissement de la peine", ni grâce, ni amnistie, a précisé M. Fall. Pour Assane Dioma Ndiaye, un avocat des parties civiles, ce procès sera "historique". "Il ne pouvait pas y avoir d'impunité dans cette affaire", a dit Me Ndiaye, soulignant les "attentes grandissimes des victimes". Pour Alioune Tine, directeur d'Amnesty pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre, pouvoir faire "juger un président de la République par un tribunal africain pour crimes de guerre, contre l'humanité" marquera "le début d'une longue marche" du continent vers sa "souveraineté judiciaire". De son coté, la ligne de défense de M. Habré ne devrait pas varier selon ses avocats dont Mes Ibrahima Diawara et François Serres. Elle s'articule depuis bien longtemps autour d'un postulat stratégique : la non-reconnaissance de la légalité et de la légitimité des Chambres africaines extraordinaires. "La condamnation du Président Hissène Habré est acquise, on peut presque dire +achetée+ tant est forte l'implication financière et diplomatique de l'actuel président tchadien, Idriss Deby, "ennemi juré" de son prédécesseur, et des puissances occidentales", lit-on dans un document de la défense. La défense développe trois lignes de force: "La fabrique d'une affaire", "Le simulacre d'un pseudo-procès" et "Radioscopie d'une instruction exclusivement à charge". (Par Rafik CHIBANE)