Pour qui connaît le destin extraordinaire d'Oumhani Boucetta, il est impossible d'évoquer les sacrifices de la femme algérienne durant la lutte de Libération nationale sans que l'esprit ne se dirige vers cette septuagénaire aujourd'hui clouée sur un lit à T'kout, dans la wilaya de Batna. Mutilée et égorgée en même temps que son mari par les parachutistes de l'armée coloniale, elle réussit miraculeusement à échapper à la mort et poursuivre le combat pour l'indépendance, justifiant son surnom de "Chahida vivante". Grabataire, vivant seule dans une maisonnette délabrée au cœur de la ville de T'kout, Oumhani se souvient "comme si cela s'était passé hier", affirme-t-elle à l'APS, de son martyre et de l'extrême sauvagerie des paras français qui s'étaient déchaînés sur elle et son mari, le Chahid Djaghrouri Mohamed Benchaouche. Cela s'était passé, raconte-t-elle, vers la fin du mois de novembre de l'année 1956 lorsqu'elle fut surprise, en compagnie de son mari, transportant une importante quantité de provisions (galettes, £ufs, figues, dattes et vêtements) à des Moudjahidine retranchés dans des caches pour attendre le départ des forces coloniales en mission de ratissage dans la localité d'El-Harra, sur les monts de Chenaoura. "C'était le milieu de l'après-midi vers les coups de 15 h 00. Ils s'en prirent d'abord à mon mari qui fut égorgé devant moi après avoir été mutilé, pour me conduire ensuite dans une maison abandonnée, distante de 50 mètres, où je fus tailladée avec une baïonnette, au ventre, à la poitrine, au bras, au dos puis, bien plus profondément, au cou et laissée pour morte, gisant dans mon sang'', se souvient-elle. Lorsqu'elle revint à elle, ''il faisait nuit et la douleur dévorait tout mon corps lacéré qui saignait de partout. J'ai rampé de toutes mes forces puis j'ai allumé un feu avec lequel j'ai commencé à brûler, l'un après l'autre, des foulards dont je me servis pour cautériser mes plaies''. La souffrance de cette femme était si intense qu'elle s'évanouit à plusieurs reprises pour reprendre, à chaque fois, ses efforts presque surhumains pour stopper les saignements. Selon plusieurs Moudjahidine rencontrés par l'APS à T'kout, Oumhani lutta seule contre la mort durant toute la nuit et c'est seulement au petit matin, après le départ des soldats français, qu'elle fut découverte par le groupe de combattants se trouvant dans les parages. La mémoire encore intacte malgré le poids de ses 76 ans et la maladie, Oumhani affirme avoir été retrouvée vers 7 h 00 par des Moudjahidine, parmi lesquels Djaghrouri Lembarek, encore de ce monde, et Derbali Mbarek, décédé. Placée sur une civière fabriquée à la hâte au moyen de branchages et de foin, elle fut transportée, inanimée, par ces courageux Djounoud sur 60 km, jusqu'à l'hôpital aménagé dans des casemates dans la région de Kimel, après avoir reçu des premiers soins prodigués par un infirmier de l'ALN, Slimani Mohamed Ouamar, se souvient un Moudjahid. Oumhani Boucetta poursuit son récit de sa petite voix fluette : ''quand j'ai repris connaissance à l'hôpital de fortune de Kimel, Dr Si Mahfoudh (j'ai appris plus tard qu'il était originaire d'Alger et s'appelait Smaïl Mahfoudh) me demanda ce que j'avais fait pour que mes plaies eussent pu sécher au point de n'être plus suturables''. A ce moment précis, devant l'air abasourdi du docteur, Oumhani comprit que c'est grâce à Dieu et à son geste désespéré qu'elle doit d'être toujours en vie. Elle demeura 40 jours dans la casemate-hôpital avant de regagner sa maison, à Chenaoura, et de poursuivre son activisme. C'est dans cet hôpital qu'elle reçut le surnom de ''Chahida haya'' (la Martyre vivante). ''Un surnom que j'aime toujours entendre'', avoue-t-elle. Selon des témoins, Oumhani Boucetta appartient à une famille de militants de la première heure. Son oncle Mostefa Boucetta était aux côtés de Benboulaïd, de même que ses autres oncles Ali et Brahim Boucetta. Ses trois frères Ali, Ahmed et Salah sont tous morts les armes à la main durant la Révolution. Sa sœur Djemaâ, sa tante paternelle Mansoura Boucetta, la bru de sa tante, Djaghrouri Fatima et sa nièce Berrehaïl Fatima furent assassinées par l'armée d'occupation en représailles à l'opération militaire menée par l'ALN le 19 novembre 1954. Ces quatre femmes, soutient Oumhani, ''ont l'insigne honneur d'être les toutes premières Martyres de la Révolution dans cette région, peut-être même dans tout le pays''. La maison où elle vivait dominait le village de Chenaoura. C'était un centre de l'ALN qui y avait notamment recueilli 16 cadres du mouvement nationaliste après la découverte de l'Organisation secrète, dont Rabah Bitat, Amar Benouda, Mohamed Boudiaf en plus de Mostefa Benboulaïd. ''Le centre des Boucetta était connu de tous les Moudjahidine qui passèrent par la région'', ajoute Oumhani avec une légitime fierté. Tout ce que cette femme avait de plus cher, sa jeunesse d'abord, mais aussi son mari, ses frères, ses tantes tous sont morts pour que vive l'Algérie. Forcée aujourd'hui de garder le lit à cause de l'âge et de la maladie, dans une humble masure tenant à peine sur ses murs, à T'kout, cette dame-courage ne regrette rien et dit ''espérer toujours le meilleur'' (koul khir) pour son pays.