La liste macabre des tailleurs de pierre de T'kout vient d'être allongée ; en l'espace de 24 heures, deux nouvelles victimes ont été enregistrées. Djamel Goumri, 30 ans, est décédé mercredi chez lui à Chenaoura (4 km de T'kout), alors que Toufik B., 24 ans, a succombé, lui aussi jeudi, à la silicose, une maladie due à l'action sur les poumons de la poussière de silice. Depuis le dépistage de cette pathologie, il y a à peine trois années, on compte 58 victimes et le bilan, toujours ouvert, fait la hantise de la population de cette commune située au fin fond des Aurès (80 km au sud de Batna). La ville était en deuil, ce week-end, et au-delà de la tristesse de la perte d'un jeune parent, d'un ami, les regards se croisaient, chargés de cette interrogation terrifiante : à qui le tour ? Car la silicose est directement liée au métier de tailleur de pierre et ici, à T'kout, les jeunes n'ont pas d'autre source de revenus. Se trouvant loin des grands axes routiers, dépourvue d'atouts économiques et de ressources naturelles, la région n'offre que pauvreté, chômage et désillusion à ses jeunes qui finissent par choisir le métier de tailleur de pierre et partent pour les grandes villes garnir les façades des villas des nouveaux riches. Le bilan avancé est repris des statistiques officielles. Mais le docteur Bachir Rahmani – médecin généraliste à T'kout, faisant autorité en la matière pour avoir le premier tiré la sonnette d'alarme – estime que le mal avait fait des victimes bien avant. Selon lui, les médecins n'étaient pas formés pour cette pathologie et le rapport de causalité n'était pas établi. « Les effets de la silicose, à T'kout, sont inédits dans l'histoire de l'humanité. Elle n'a jamais tué comme elle le fait ici, c'est devenu un redoutable serial killer de nature complexe », nous déclare-t-il. Djamel Goumri laisse derrière lui une femme et trois enfants sans aucune source de revenu, puisque les tailleurs de pierre n'ont pas le privilège de la sécurité sociale. « Nous avons le choix entre deux solutions : chômer et se cloîtrer à la mosquée ou travailler et finir au cimetière via un lit d'hôpital », déclare, désemparé, Lounis qui connaît bien la victime. Pour lui, il s'agit d'un drame qui ronge la population et nécessite une attention particulière de la part de l'Etat, au même titre que la grippe A. Le Dr Rahmani avoue que le phénomène est pris un peu plus au sérieux aujourd'hui par les autorités sanitaires grâce à la presse écrite, notamment El Watan qui, le premier, avait publié un reportage sur le sujet. « Les initiatives ne manquent pas et des médecins spécialistes sont chargés de se pencher sur la question. Mais le plus important est d'arrêter le flux des jeunes vers ce métier », ajoute-t-il. Les résultats sont palpables car il y a de moins en moins de candidats à la taille de pierre et ceux qui y sont engagés font davantage attention. Par ailleurs, les ravages de la maladie conjugués au poids de la revendication sociale ont poussé les autorités de Batna à prévoir un hôpital de 60 lits à T'kout, où les structures manquent horriblement. Ceci dit, le chemin reste long et la disparition de Djamel et Toufik vient rappeler à qui veut l'entendre que la mort n'a pas dit son dernier mot.