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La mort au bout de la tronçonneuse
Tailleurs de pierres de T'kout (Batna)
Publié dans El Watan le 11 - 03 - 2007

Batna, chef-lieu de wilaya, qui semble si loin du Sud pauvre et oublié, où se trouve enclavée la ville de notre destination, est notre première escale.
Batna. De notre envoyé spécial
Seddouk Abdelhafid, chef du service prévention au niveau de la DSP, confirme l'apparition dans la daïra de T'kout d'une maladie respiratoire appelée silicose, des cas de tuberculose multi-résistants et la morbidité conséquente. Des mesures sont déjà prises, nous assure-t-il, sur instruction du ministère de la Santé, dont une opération de dépistage qui a permis de recenser jusque-là 1200 cas, âgés entre 18 et 34 ans. Le constat des instances médicales tranche déjà avec les rumeurs faisant état de maladie mystérieuse, qui ont plongé la région dans la paranoïa et provoqué la mise en quarantaine des personnes atteintes ou soupçonnées. Dès les premiers cas de mortalité, dans le lycée de T'kout comme dans les cafés, les gens « évitaient » ostensiblement les porteurs de tuberculose, craignant la contagion. Il a fallu beaucoup d'efforts de sensibilisation pour venir à bout des idées fausses. Le chiffre de la DSP est, cependant, loin d'être exhaustif et aucune administration n'est capable, hélas, de livrer le nombre exact de ces jeunes artisans qui travaillent tous au noir. Il s'agit bien d'une diaspora insaisissable qui se multiplie très vite, poussée par la croissance de la demande sur un produit jugé de luxe et par les revenus substantiels que le travail de la pierre engendre. Toute la population jeune de T'kout, y compris dans les établissements d'enseignement moyen, ne veut rien d'autre que travailler dans la taille de la pierre. Le rêve d'eldorado n'aura pas duré longtemps, hélas, et les horizons s'assombrissent inexorablement sous le spectre d'un mal appelé silicose. C'est une maladie professionnelle tristement célèbre pour avoir été à l'origine de milliers de morts parmi les ouvriers mineurs des quatre coins du monde. Elle fait partie de l'histoire depuis la fermeture, dans les années 1950, des mines de fer et de charbon et le développement, de nos temps, des moyens de prévention dans les milieux de travail, où l'ouvrier est en contact permanent avec la poussière. La roche siliceuse, un équivalent de l'amiante qui, elle, a été bannie des process de production partout dans le monde, demeure encore, malgré sa nocivité, l'une des matières les plus prisées par les industries, tout simplement parce qu'elle est irremplaçable. Ailleurs, il a fallu protéger les ouvriers par des moyens hautement efficaces, à l'instar des appareils isolants à adduction d'air, qui n'existent nulle part sur le territoire national. Les tailleurs de pierres de T'kout, plus spécialement les ouvriers ponceurs, sont en contact avec une poussière alvéolaire très fine, la plus dangereuse, mais utilisent pour la plupart des moyens de fortune pour se couvrir la bouche et les narines, tels les chèches ou encore des masques hors normes, qui n'ont aucune portée. Il s'agit bien de négligence et d'inconscience aggravée par les conditions défavorables dans lesquelles vivent ces jeunes sur les lieux des chantiers et qui affectent davantage leur système immunitaire.
De la farine dans les poumons
Dans le cas de T'kout, les spécialistes ont diagnostiqué une pneumoconiose fibrogène qui affecte le système respiratoire (les zones fibrosées du poumon sont des zones mortes). Cette pathologie a fait son apparition dans la région quelques années auparavant mais les cas se présentaient sporadiquement, raconte Dr Slimani, spécialiste en phtisiologie, établi à Arris, à 30 km au nord de T'kout. Selon elle, on a signalé à T'kout tous les cas d'école de la silicose qui se décline en trois formes principales distinguées selon le nombre d'années d'activité et le degré d'exposition : la forme simple signifie que l'empoussiérage est faible et se déclare généralement après 15 ans de travail ; ensuite vient la forme accélérée qui implique un empoussiérage important et se déclare en 3 à 5 ans de travail ; c'est le cas qui correspond le plus à ce qui arrive à T'kout. A la fin, nous trouvons la forme aigue, la plus dangereuse, qui se déclare en 18 mois, généralement à cause des inhalations volontaires de la poudre à récurer. Les efforts entrepris par le Dr Slimani pour sensibiliser ses jeunes patients contre les risques induits par leur métier resteront timides jusqu'au décès de l'un des leurs à M'chounèche, au début de l'année précédente. Un décès qui va provoquer un tournant pour elle et justifier les démarches qu'elle va entreprendre par la suite. Dr Slimani en a fait, en effet, une cause et déploie beaucoup d'efforts pour comprendre la maladie, ses origines et convaincre les jeunes tailleurs de s'en prémunir. Mission ardue pour elle mais nullement impossible, puisqu'elle s'applique et organise dans son cabinet, chaque mardi après-midi, des séances de groupe destinées à sensibiliser ces patients particuliers. C'est au moment où les larmes n'ont pas encore séché que l'ENTV choisit de diffuser un reportage promotionnel sur les carrières de Azazga et les jeunes qui font dans l'extraction de la pierre servant aux artisans tailleurs. L'impair provoque des sourires ironiques chez les médecins qui planchent sur les ravages de la silicose à T'kout. Ce qui dénote que la réaction officielle n'a pas encore entraîné une prise de conscience nationale. Le Dr Bachir Rahmani nous reçoit dans son cabinet situé au centre-ville. Dans une correspondance adressée au sénateur de la région, Mokhtari Lazhar, ce docteur tirait la sonnette d'alarme en décrivant « une véritable hécatombe qui a fait jusqu'à 5 morts par semaine ». Contrairement à d'autres confrères, Dr Rahmani désigne à l'origine du mal non seulement la poussière siliceuse mais également les disques de découpe et de ponçage utilisés par les artisans. Des disques de contrefaçon qui contiendraient des composants néfastes et auxquels s'intéressent les instances médicales centrales puisque des échantillons ont été envoyés aux laboratoires spécialisés afin d'être analysés. Cette thèse tente une réponse à notre question de savoir pourquoi la mort a attendu 2006 pour frapper alors que ce métier est pratiqué depuis des décennies. Pour notre docteur, la réponse se trouve dans les nouvelles techniques employées par les artisans, devenus de véritables artistes, notamment le ponçage, à la différence des vieux tailleurs qui travaillaient avec des burins. C'est ce qui explique, selon lui, que le plus vieux tailleur de T'kout est toujours vivant. Même s'il reconnaît que la taille de pierre est à l'origine du fléau, le Dr Rahmani refuse les solutions radicales, - là aussi il diverge avec d'autres médecins -, et préconise « le travail sous bonne protection qui serait une condition optimale pour préserver et le métier et la bonne santé », la taille de pierre étant un phénomène de société, dont l'arrêt sera lourd de conséquences économiques à T'kout.
Mourir de silicose ou vivre en chômage
C'est dans le village de T'kout que nous allons toucher de près l'ampleur de ce dilemme et l'angoisse chez les jeunes d'un avenir incertain. Ici, il n'y a ni agriculture ni industrie pour absorber la demande d'emploi et on ne connaît pas d'autre métier que la taille de pierres. Toute la force active est dirigée vers ce métier. Depuis que de nouvelles techniques ont été introduites et la demande accrue, le village est comme entré dans son âge d'or. Le niveau de consommation a sensiblement augmenté et les affaires ont repris pour tout le monde en conséquence du capital introduit par les tailleurs de pierres. Azzouz constitue un modèle de réussite dans le genre, lui qui a quitté son poste d'enseignant pour se convertir à la taille de pierres et transformer sa situation sociale en achetant une maison, un véhicule et un commerce et en s'offrant un beau mariage avant de revenir à l'enseignement. Une aventure qui va forcer l'émulation chez les jeunes de T'kout, qui sont tous devenus des Azzouz potentiels. Badreddine B., rencontré chez le Dr Slimani, alors qu'il effectuait un contrôle, a exercé 12 ans dans ce métier et travaillé à Azazga, Azzeffoun, Bouira, Draâ El Mizan et bien d'autres villes. Badreddine a fini par abandonner. Pourquoi ? « C'est à cause de ces décès qui se suivent jour et nuit que j'ai décidé d'arrêter », répondra-t-il la mort dans l'âme. Mais Badreddine reconnaît qu'il a plus de chance que les autres, ceux qui, contrairement à lui, n'ont pas encore réussi à assurer une reconversion professionnelle. C'est le cas de Mohamed, dit Dadda, qui chôme depuis 7 mois déjà, depuis qu'il ne s'adonne plus à cette activité pour la même raison. Nous avons rencontré Mohamed sur la terrasse d'un café au centre-ville. A ses côtés, Mouaouiya, qui travaille actuellement dans une villa à Constantine, refuse d'abandonner et affiche son scepticisme vis-à-vis des médecins. Sept ans de carrière dans le métier et aucune expérience ailleurs, Mouaouiya pose cette question lancinante : « Que ferai-je si j'arrêtais de tailler la pierre ? » Son idée est partagée par la plupart des personnes qui viennent se joindre à la table et transformer le jeu de questions-réponses en une véritable conférence-débat entre les uns et les autres. Antar apporte de l'eau à ce moulin et déclare que ses amis sont morts de « t'wesswiss » (suspicion), du froid des maisons en construction, et pas d'autre chose comme prétendent les médecins. Mais Antar ne tarde pas à se contredire en se souvenant que lui-même a abandonné voici une année et demie, et se trouve depuis sous traitement, ce qui lui a permis de guérir. Dans le brouhaha antagonique qui se dégage de la foule grossissante, des idées consensuelles émanent de plusieurs personnes et préconisent la même solution, à savoir la nécessaire intervention de l'Etat pour créer d'autres débouchés professionnels capables de remplacer ce métier qui mène directement au cercueil. Une solution capable de fixer la population et transformer ce no man's land ingrat en une terre nourricière et clémente pour ses enfants. En quittant la ville, sur la droite de la route qui rejoint la RN31, s'étalent des terres en friche, qui ont bénéficié dans le cadre d'un projet de mise en valeur, initié en 2001, de 18 milliards de centimes. Un projet qui aurait permis d'absorber ne serait-ce qu'une partie de la force active de la région mais qui, à l'instar d'autres initiatives, n'a pas pu voir le jour, comme les rêves de T'kout.


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