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Quelques anticipations de Malek Bennabi
Publié dans Batna Info le 08 - 05 - 2010

Précurseur et visionnaire, Malek Bennabi a, tôt au début de sa carrière intellectuelle, annoncé des prévisions qui furent, au fil des ans, confirmées par la succession des événements sur la scène mondiale.
La pensée de Bennabi, qui ne se définit pas comme philosophe, ne se confond guère dans la spéculation philosophique. Hanté, sa vie durant, par le drame des arabo-musulmans, donc par la solution de les tirer de leur torpeur post-almohadienne, il considérait les abstractions comme de simples « parures d'esprit », produit de la vanité, sans utilité ni rapport avec leur triste réalité. Penseur hors du commun, Bennabi scrutait également l'avenir en interrogeant les événements et leurs cheminement et tendance, c'est-à-dire leur portée future. Un événement est le résultat d'un événement antécédent, et sera lui-même la cause d'un événement futur. Nous livrons dans la contribution qui suit certaines de ses anticipations sur des enjeux mondiaux décisifs qui ont pesé ou pèsent autoritairement toujours sur le devenir du monde, comme il les a prévus. Le lecteur jugera de la grande perspicacité de ce « fils de prophète » (Ibn Nabi).
I- Le déclin de l'Union soviétique
Tôt, au milieu des années 1950, Bennabi a prédit la chute de l'Union soviétique en se fondant sur un ensemble d'éléments analysés à la lumière de sa propre théorie sur la civilisation et du rôle des idées dans le destin des nations. Il présente d'une façon singulière les facteurs des lendemains qui chantent dans l'ancien pays des Soviets. Esprit scientifique et objectif, faisant la part des choses sans a priori, Bennabi n'était pas homme à jeter les anathèmes et récuser les idées des autres, au motif d'une quelconque opposition idéologique. C'est ainsi qu'il reconnaît à la théorie marxiste d'indéniables apports en économie politique particulièrement. Il considéra, par exemple, que la théorie marxiste a « incontestablement enrichi la science économique en concepts, comme la plus-value ou la productivité ». Il reconnaît également qu'en sociologie, cette même théorie est fondée « dans son interprétation sociale, dans les limites où le phénomène social peut s'expliquer économiquement » (Le Musulman dans le monde de l'économie). Comment, d'autre part, peut-on escamoter l'idée que c'est le communisme qui, à la genèse de l'URSS, l'avait doté de ses éléments de puissance ? Ce sont les premiers dirigeants communistes qui ont réussi à couler l'idée marxiste dans la conscience de l'homme nouveau en Russie.
Néanmoins, l'idée communiste sécrète des faiblesses. Bennabi recourt à l'histoire et à l'analyse présente pour les scruter. L'idée du « vieillissement social », d'abord. Il touche le communisme particulièrement. S'il est vrai que toutes les sociétés courent ce risque, les sociétés communistes sont particulièrement vulnérables au phénomène du « vieillissement social » ou du « relâchement ». En plus de l'idée communiste qui imprime au départ à la société un grand élan, fait preuve d'incapacité, dans le domaine économique, à compenser ou à parer à certains aspects négatifs qui affectent la capacité de production dans son essence, lorsqu'elle remet en cause le principe de la propriété privée, c'est-à-dire lorsqu'elle abolit, ou amoindrit la portée de la « motivation » chez l'homme. (Le Musulman dans le monde de l'économie paru en 1972). Ensuite, certaines expériences historiques qui l'ont inspiré comme l'expérience des Quaramites. Il énonce cette sentence : « Il faut s'attendre au déclin de la société communiste moderne car elle finira par connaître le tassement subi par les sociétés communistes dans le passé, à l'image des Quaramites dont le système a volé en éclats en peu de temps, après avoir menacé l'Etat abbasside, pourtant à l'apogée de sa grandeur, ou encore la société persane avant l'avènement de l'Islam. » (Le Musulman dans le monde de l'économie).
Enfin, et c'est l'aspect décisif, Bennabi est conforté dans sa méditation par le contenu d'un rapport de l'Académie des Sciences de l'ex-URSS, présenté, au milieu des années cinquante, aux dirigeants soviétiques. Le document en question évoque la faiblesse de l'énergie créatrice chez l'ouvrier soviétique et signale la baisse générale du potentiel créateur des représentants de toutes les professions et suggère un stimulant matériel pour pallier cette carence. Le plus grave n'était pas tant la baisse du potentiel de l'énergie créatrice chez les ouvriers soviétiques, mais la solution proposée. « La dangereuse thérapie de guérir le mal par le mal », écrivait-il. (Le problème des idées dans le monde musulman) En effet, lors du 21e Congrès du parti communiste, Khroutchev endossa la recommandation de l'Académie des Sciences. Mao, qui avait saisi le grave dérapage qui allait s'annoncer fatal pour l'Union soviétique, dénonça à l'époque une tendance révisionniste. Sur ce point, Bennabi le musulman, et Mao le taoïste devenu communiste, étaient en parfait accord. Mao avait refusé d'accéder à des revendications pourtant élémentaires (ration du riz, par exemple) réclamées par les ouvriers chinois. Bennabi l'approuva dans son maintien du cap : à l'heure de la construction, la balance doit pencher en faveur des devoirs et non des droits. Le droit doit être le corollaire du devoir. La lecture que donna Bennabi au contenu du rapport de l'Académie soviétique est que la doctrine communiste est désormais ébranlée et les prémisses de « l'emprise de la chose sur l'idée » ont atteint toute la société. Le temps ne semble plus à l'effort et au labeur, mais aux divertissements, aux droits, non aux devoirs. Il notera, à l'occasion d'une visite en Union soviétique, une tendance excessive à l'occidentalisation perceptible chez les jeunes soviétiques. « C'est le début de la fin », avait-il prédit.
Produit d'une idée, la civilisation est l'œuvre d'un homme motivé, d'abord. Cet homme est le produit d'une « ambiance générale dans la société » (qui veut dire culture chez Bennabi) qui opère un changement dans son équation personnelle en lui imprimant l'efficacité nécessaire, loin de tout stimulant matériel en fait. C'est cette même idéologie qui, au départ, a été la source de la motivation et du formidable élan mobilisateur des travailleurs, incarnés par Stakhanov, l'ouvrier modèle. A ce Stakhanov et à sa grande ardeur, une nouvelle race d'ouvriers apathiques, insouciants et plutôt débrouillards a pris le relais. A son l'élan prodigieux s'est substituée une parodie ravageuse qui a contribué à miner le pays dans ses fondements : « Ils font semblant de nous payer et nous faisons semblant de travailler », disait un ouvrier russe. L'anecdote connue est rapportée par Fukuyama dans son ouvrage fort célèbre, La Fin de l'histoire et le dernier homme, reproduite, entre autres arguments, pour expliquer la chute de l'empire communiste par les éléments événementiels depuis 1980, alors que la référence première dans sa thèse était le duo Hegel-Kojev. Comparons encore cette déduction de Bennabi à la prévision de Joseph Schumpeter, le grand économiste austro-américain : sommité économique et autorité indiscutable en la matière, Schumpeter avait prédit dans son célèbre ouvrage, Capitalisme, socialisme et démocratie, paru, pour la première fois, aux Etats-Unis en 1942, un passage inexorable du capitalisme vers le socialisme.
Les succès foudroyants de l'URSS et ses avancées sur tous les plans ont créé un vent de panique chez les théoriciens du courant libéral en Occident. Ces incertitudes sont traduites par de nombreuses grandes figures de l'économie du « laissez-faire » ou de la pensée libérale, en général, lorsqu'elles exprimèrent leur pessimisme quant à l'issue de la rivalité Est-Ouest. D'autres étaient formels : « L'avenir appartient au diable. » La même perspective a fini par gagner l'autre camp. Khrouchtchev, enthousiasmé, avait même annoncé au président Nixon que le petit-fils du président américain vivra dans une « Amérique communiste ». Le grand économiste, prix Nobel, s'est soucié des contradictions du capitalisme, sans se pencher sur celles sécrétées par le socialisme dans ses fondements qui lui ont été fatales, notamment ce que Bennabi appelle « l'énergie vitale » de l'homme.
II – Le prodigieux élan chinois
Le modèle chinois avait suscité l'intérêt de Bennabi. Il ne l'a pas abordé sous l'angle strictement idéologique qui obnubile parfois les esprits, mais à travers sa capacité à mobiliser les énergies et de créer une dynamique sociale où « toutes les bouches sont nourries, tous les bras doivent travailler », sa réussite à dépasser le dilemme du « faire ou acheter », son amorce d'un « investissement social » (par opposition à « l'investissement financier » qui lui faisait défaut au départ, au demeurant) et, pour résumer, sa parfaite synthèse de l'homme chinois, du sol chinois et du temps disponible partout. Bennabi a, par ailleurs, salué la politique économique chinoise concentrée, au départ, sur l'autarcie, « le compter sur soi » et le « grand bond en avant ». Il voulait, lui le musulman, l'auteur du Phénomène coranique, l'intellectuel qui avait maille à partir avec les intellectomanes que les économies des pays arabo-musulmans empruntent la même voie salutaire que celle de Mao. Bennabi dira par la suite son amertume en constatant que la Chine a réussi à créer une dynamique sociale, alors que le monde musulman s'est montré incapable de le faire. A l'inverse du stimulant matériel (augmentation des salaires) préconisé par l'Académie soviétique des Sciences pour pallier l'insuffisance de l'énergie créatrice chez l'ouvrier soviétique, l'expérience chinoise n'est pas tombée dans un tel piège. Les batailles économiques, particulièrement à l'étape du démarrage, se décident autour du pôle des valeurs morales : la primauté du devoir sur le droit doit être sans équivoque. Les origines culturelles de cette balance déterminante étant indiscutables, il fallait agir sur ce terrain. Le pari a été gagné par les Chinois grâce à la Révolution culturelle qui a visé le changement de l'homme en profondeur. Mao a découvert la loi immuable de cette transformation salutaire qui ouvre la voie à la civilisation en visant, dans sa révolution culturelle, « la transformation de la physionomie morale de toute la société en touchant l'homme dans ce qu'il a de plus profond ». (Dictionnaire des sciences sociales). Et puis, les Chinois ont fait de la politique, dans son acception scientifique. On attribuait à Chou En Lai, le Premier-ministre de Mao, cette citation : « Notre politique ne se trompe pas parce que c'est une science. Voilà une révolution ! » Pourquoi l'Union soviétique a-t-elle décliné et pas la Chine ? La réponse est simple : « Stakhanov » est mort en Russie et « Yukong », l'aïeul des Chinois, l'homme qui réussissait à déplacer les montagnes, est ressuscité, en Chine. Voilà toute la différence que les peuples en décadence doivent méditer au lieu de s'attacher aux postulats illusoires et au suivisme périlleux.
III – La fin de l'ère méditerranéenne de l'Islam
La perspective historique de l'Islam sera asiatique. Cette affirmation de Bennabi est reprise dans nombre de ses ouvrages. Dans ses considérations sur l'évolution des relations mondiales, Bennabi a prévu que l'avenir du monde musulman se jouera en Asie, car, pour lui, l'ère méditerranéenne de l'Islam est terminée. Son centre de gravité s'est déplacé en Asie. Cette prédication signifie-t-elle que Bennabi a perdu l'espoir de voir le monde musulman renaître à partir de sa partie occidentale ? Son jugement perspectiviste procède-t-il d'une analyse objective ? Dans cette partie du monde musulman, l'homme, vieux et dogmatique ou moderniste par emprunt, ne peut prétendre à construire une nouvelle synthèse de l'histoire. Il n'a pas liquidé « son passif hérité il y a six siècles, conformément à une véritable tradition islamique et à l'expérience cartésienne ». (Vocation de l'Islam).
A l'opposé, parlant des Malais et des Indonésiens, Bennabi affiche son optimisme : « L'homme de Java est minutieux ; il a le sens de l'ordre et de l'organisation, l'amour du détail ; c'est l'homme du concret, du positif de l'effort, l'homme de la pratique de la technique, mais aussi celui des arts. » Bennabi entrevoit dans le musulman de l'Asie « la promesse d'une nouvelle synthèse de l'homme, du sol et du temps et, par conséquent, d'une nouvelle civilisation ». (Vocation de l'Islam). Une véritable prophétie qui s'est réalisée sans faute. Il suffit de méditer le cas de la Malaisie pour s'en convaincre et mesurer la précision de cette anticipation de Bennabi. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Asie n'a cessé, en effet, d'occuper les stratèges de l'Occident. Cet intérêt, et tous les agissements qui en découlaient, n'ont évidemment pas échappé à Bennabi qui observait les bouleversements et les manœuvres dans le continent asiatique, devenu, désormais, le théâtre d'implacables luttes, particulièrement la lutte idéologique. Son espoir est de voir émerger un ensemble (Chine, Inde et monde musulman) capable de faire contrepoids à l'Occident. La thèse est brillamment exposée et défendue dans son ouvrage, L'Afro-asiatisme (1956), véritable cadre théorique et adjuvant intellectuel élaboré à l'appui de l'avènement d'une solidarité afro-asiatique qui n'était guère impossible. C'est dans ce livre que Bennabi esquissa avec brio le schéma des nouvelles tendances mondiales qui se profilaient à l'horizon. Ces vues exprimées ont été, par la suite, ruinées par l'accélération des événements en Asie ou par, selon lui, l'ignorance des dirigeants dans les pays musulmans à saisir les enjeux qu'il a exposés dans son ouvrage et explicités davantage dans un autre livre intitulé, La Lutte idéologique.
IV- Le dépeçage du subcontinent indien
Cet événement historique capital a ruiné l'un de ses échafaudages théoriques les plus audacieux. Au risque de surprendre, voire de susciter des désapprobations, Bennabi était résolument contre la création de l'Etat du Pakistan. L'avenir de l'Islam est dans une Inde unifiée. Ce n'est pas tout. Pour lui, l'avènement du Pakistan n'est que le fruit de l'accommodement de l'esprit atomistique des musulmans (terme qu'il a repris à H. Gibb, non sans l'avoir soumis à la critique), d'une part, et du subtil jeu des stratèges de Londres, de l'autre. Il était farouchement opposé à cette sécession qu'il place au même niveau que la grande fitna (discorde) de Siffin, le grand désastre historique de l'Islam. Il écrit à ce sujet : « Aucun historien social n'aura la possibilité d'évaluer à sa juste valeur la catastrophe qui a frappé le monde musulman le jour de la création de l'Etat du Pakistan. Nous pouvons d'ores et déjà dire que l'événement a changé le cours de l'histoire de l'Islam en Asie pour des siècles. Quand nous analysons ce désastre, en tant qu'événement politique, naturellement en relation avec une certaine manière de penser, nous verrons que l'idée du Pakistan est la meilleure illustration de la tendance ‘‘atomistique'', dans toute sa clarté… » (Le Problème des idées dans le monde musulman).
Comment cette idée fut-elle acceptée par la conscience musulmane ? Il s'agit-là d'une question liée à l'insuffisance relevée dans cette conscience, c'est-à-dire à l'ensemble des prédispositions qui ont forgé la colonisabilité du musulman et qui l'ont livré au colonialisme. Comment l'idée de créer le Pakistan a-t-elle mûri dans les laboratoires anglais ? Bennabi revient à la fameuse théorie de l'un des fondateurs de la géopolitique moderne, Sir John Hallford Mackinder, sur « le pivot géographique de l'histoire ». (La Lutte idéologique dans les pays colonisés) A posteriori, Bennabi a incontestablement vu juste. Nous abordons avec lui, ici, la cruciale question de la lutte idéologique, un autre thème par lequel Bennabi révèle une grande capacité à en éclaircir les contours. Jugeons-le seulement à partir de la situation actuelle des musulmans du subcontinent indien. Trois guerres entre l'Inde et le Pakistan avec leurs lots de pertes humaines et matérielles, le dépeçage en 1971 du pays (sécession du Bengladesh), les souffrances de la minorité musulmane restée en Inde, les endurances des populations du Cachemire et pour noircir le trait, les musulmans ont réussi à dresser l'Inde contre eux et à la pousser dans l'alliance avec Israël.
Bennabi voyait plus loin encore. Dans ses considérations sur les relations internationales toujours, Bennabi s'est abstrait du clivage Est-Ouest né après la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, ce sont deux axes qui s'opposent : axe Washington-Moscou et axe Tanger-Djakarta. Tout comme de Gaulle qui parlait de Russie (au lieu de l'Union soviétique) et d'une Europe de l'Oural à l'Atlantique au lieu d'une Europe occidentale qui fait face au bloc soviétique avec le mur de Berlin comme ligne de démarcation, Bennabi ne se souciait guère du clivage classique Est-Ouest qui finira par se fondre et se diluer. Nous avons montré plus haut comment il a montré la fin de l'Union soviétique. En attendant, et pour faire contrepoids aux forces en présence et en prévision du schéma futur des relations internationales qu'il a esquissé dans sa division citée, il a appelé à la constitution d'un bloc afro-asiatique. Dans un autre ouvrage, (L'Afro-asiatisme, inspiré de la conférence de Bandung de 1955 et de la réunion du Caire, dans son sillage en 1956), il a, en gros, théorisé un rapprochement entre les pays du Sud, à la lumière du mouvement de décolonisation et dans le contexte de la guerre froide qu'il considérait comme salutaire. L'enthousiasme a poussé Bennabi, à l'époque, jusqu'à déceler les prodromes de l'émergence d'une nouvelle civilisation et les premiers signes d'un nouvel équilibre mondial dans lequel le monde musulman, l'Inde et la Chine pourraient s'allier pour faire face à l'hégémonie occidentale.
Quarante ans plus tard, un théoricien américain, consultant du Pentagone, exprime des craintes quant à cette possible entente entre l'Islam et la Chine. Dans son retentissant Le choc des civilisations, Samuel Huntington revient sur cette éventuelle alliance entre la Chine et le monde musulman. Il écrit : « Les sociétés islamiques et chinoises qui regardent l'Occident comme leur adversaire ont ainsi des raisons de coopérer entre elles contre lui. » (Samuel Huntington : Le Choc des civilisations, P269, Odile Jacob. 2e édition Paris, 2000). L'idée d'un nouvel équilibre mondial, dans lequel la Chine et l'Inde joueront des rôles majeurs, suscite la hantise de certains théoriciens occidentaux, même en l'absence du monde musulman.
L'auteur est : Ecrivain-traducteur


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