Sans le projectionniste, on ne verrait pas le film pour lequel le réalisateur a investi temps, talent et argent. Mais lui, on ne le voit que trop rarement. Abdelmadjid Djardali, dit Larbi, est parti en France en 1957. La guerre faisait alors rage en Algérie. Larbi garde toujours en mémoire certaines scènes de violence atroces, vraies, mêlées à celles, fictives, des films de son enfance à El-Eulma (ex-Saint-Arnaud). Il a bourlingué, trimé, souffert longtemps avant de voir enfin se réaliser son rêve : devenir l'un des meilleurs projectionnistes de Cannes à la Grande Salle, temple et réceptacle de la cinématographie mondiale. Là, il a pu enfin rencontrer en chair et en os les stars des films projetés au Vog et à l'Atlas, les deux salles que comptait El-Eulma : Victor Mature, vedette des péplums, la sublime Sophia Loren qui visita sa cabine, David Lynch qu'il admire pour son œuvre étrange, sa gentillesse et sa modestie, Clint Eastwood qui avait perpétué le western... Mais avant d'en arriver là, il avait connu le cinéma de loin. Dans les années 50, ne pouvant pas payer son billet d'entrée au cinéma d'El Eulma (la misère à cette époque nous interdisait beaucoup de choses mais elle nous unissait), Larbi attendait le moment propice, la soirée, pour s'installer sur le trottoir en face de la fenêtre de la cabine de projection, située au premier étage, pour « voir » le film programmé en « l'écoutant ». Il était capable aprèsde le raconter à ceux qui l'avaient vu réellement. Petit, l'énigme principale pour lui était : « D'où viennent les images ? ». Le faisceau de lumière l'intriguait. La cabine et son bruit particulier lui semblaient être un lieu magique et le projectionniste, un magicien. Celui de notre ville avait pour surnom le Parisien et des années plus tard, Larbi le retrouva par hasard sur les tribunes d'un stade de football… à Paris ! Tour à tour magasinier, soudeur à l'arc, technicien tv/radio, Larbi répara un jour un projecteur et assura ainsi, pour la première fois de sa vie, la projection d'un film arabe Dhouhour El Islam dans une salle gérée par un compatriote de Smara, près d'El-Eulma. Puis, il passa trois ans au cinéma le Dôme-Italie, 23 années à la salle mythique le Kinopanorama (où il se familiarisa avec le procédé cinérama ou triple-écrans, né d'une idée géniale d' Abel Gance, grand cinéaste français dont l'œuvre cinématographique a fait fi des frontières). Devenu un des meilleurs projectionnistes de France, il fut recruté à la Géode de Paris, salle à l'architecture futuriste et dotée d'un procédé révolutionnaire, l'IMAX, le plus grand écran du monde, puis un autre aux USA et dont l'image occupe une surface de1000 m2. C'est lui qui assura la projection inaugurale en présence du président Mitterrand. Il y a passé quinze ans avant de se retrouver à Cannes où il a assuré de grands moments du cinéma mondial. Il assura ainsi la projection de Chronique des années de braises pour Mohamed Lakhdar Hamina qui fêtait sa Palme d'Or et n'arrêtait pas de monter à la cabine de projection pour vérifier si tout allait bien, si bien que Larbi, excédé, lui adressa un ferme « barakat ! » (ça suffit !). Et Lakhdar Hamina, perplexe, de lui demander : « Vous êtes Algérien ? ». A la fin de l'excellente projection, le réalisateur était heureux. Désormais à la retraite, M. Djardali habite tout près de Cannes, près de son ami Maurice, un natif d'Algérie et projectionniste comme lui, qui ne le quitte pas et lui répète : « Je vais toujours en Algérie et, s'il m'arrive d'y mourir, laisse-y ma tête pour voir mon pays et ramène le reste de mon corps en France, mon autre pays ». Ces deux complices sont sans doute les deux seuls projectionnistes en vie qui ont connu les procédés cinérama et kinopanorama. Le numérique, dont Cannes se dote, comme toutes les autres salles en France et ailleurs, achèvera bientôt toute une magie et une belle façon de voir un film.