La question avait été posée, l'année dernière, à des étudiants de deuxième année en histoire (université d'Alger) : citez deux ou trois historiens algériens. En lisant les réponses, l'enseignante n'en revenait pas. Parmi la foule de noms mentionnés par les étudiants : Merzak Allouache, Moufdi Zakaria, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Abdelhamid Ben Badis, l'Emir Abdelkader... ou encore l'inconnu (Saïd) Saâdoun, peut-être voulait-on parler de Salim ? Certains avaient réussi quand même à « réhabiliter » Abou El Kassem Saâdallah ou Mahfoud Karddache dans leurs fonctions. Mais personne n'a cité Mostefa Lacheraf, au menu d'un colloque en hommage à ce scientifique qui a marqué par ses travaux plusieurs générations de chercheurs et d'universitaires, qui se tient depuis hier, et ce, jusqu'à demain à la Bibliothèque nationale du Hamma. Organisé par la revue Naqd et l'Association algérienne pour le développement de la recherche sociale (AADRESS), ce colloque est placé sous le thème « Algérie 50 ans après : Nation, société, culture ». « C'est triste, mais c'est la réalité », a déclaré l'historien Mohamed El Korso, à propos du « bide » des étudiants. « Mostefa Lacheraf a disparu du champ politique, mais il n'a pas quitté le champ culturel », a-t-il poursuivi. Si les étudiants ont répondu au hasard, les enseignants universitaires et les chercheurs, pour diverses raisons, ne citent pas M. Lacheraf comme une référence académique. Daho Djerbal, le directeur de la revue Naqd, a imputé la responsabilité à l'Etat qui, depuis 1962, accapare tous les sujets, contrôle toutes les productions, étouffe toute initiative émanant de la société. Un débat critique et nuancé Il considère les travaux de M. Lacheraf comme une preuve de l'existence d'un potentiel qui pense, qui produit un savoir, une connaissance pour la société. Abondant dans le même sens, Omar Lardjane, le responsable de l'AADRESS, a exprimé sa satisfaction quant au retour des manifestations scientifiques et culturelles, après une décennie marquée par le terrorisme, même si ces activités ne bénéficient pas d'une importante médiatisation. « Nous ne sommes pas là pour défendre les positions de Lacheraf, mais pour lui rendre hommage en tant qu'intellectuel. D'ailleurs, nous n'avons pas attendu son approbation pour cela », s'est expliqué M. Lardjane, précisant que des gens avaient des comptes à régler avec Mostefa Lacheraf, comme pour signifier la bienvenue aux critiques, les exhortant à traiter les questions idéologiques et politiques avec sérénité. N'attendant pas d'approbation, elle non plus, une intervenante a remis en cause la scientificité de la méthode suivie par Mostefa Lacheraf. « Lacheraf a fait usage de l'histoire, il n'a pas suivi une professionnalisation. Il a évolué en électron libre, ce n'est pas un historien », a-t-elle asséné. « Même si certains remettent en cause la méthode suivie par Lacheraf, il n'en demeure pas moins qu'il reste novateur et à l'origine d'une pensée qui a marqué la génération de l'indépendance », a répliqué M. Djerbal. Il a mis ces critiques sur le compte d'une « secte d'académiciens ». L'universitaire Fouad Soufi a, de son côté, estimé que M. Lacheraf « a innové en s'écartant de la démarche classique, en privilégiant les ouvrages d'histoire et les témoignages ». Le débat a également porté sur les influences ayant traversé M. Lacheraf, entre l'école d'Ibn Khaldoun et celle des annales. Pour certains historiens, Mostefa Lacheraf est une synthèse de ces deux courants de pensée, avec comme distinction personnelle la prise en ligne de compte du rôle de la paysannerie dans l'histoire, une catégorie sociale représentant 80% de la population algérienne durant la période coloniale. La paysannerie et la question de l'identité nationale ont été l'objet de plusieurs communications.