Cheminant dans les dédales de l'histoire, notre histoire, Fatima Bakhaï opte pour une autre lecture des épopées, une lecture libre. Son roman les enfants d'Ayye publié aux éditions Dar El Gharb (Oran) est une exquise offrande aux racines. Ecrite sous forme d'une longue plongée d'une saga familiale, l'œuvre insiste plus sur les faits d'hommes et de femmes qui ont fait l'histoire de ce pays, que sur les grands registres proposés par les copistes de l'officiel, les effaceurs de destins, les tuteurs sans foi. La grande qualité de l'ouvrage est qu'elle porte en chacun, ses chapitres d'amour aux aïeux, à leurs traces. Sous la plume de l'auteure de la Scaléra, les personnages mis en avant sont d'authentiques témoins de l'histoire millénaire du pays. Fatima Bakhaï ne découpe pas l'histoire en bons et méchants, en patriotes et renégats, croyants et mécréants. Elle n'est pas dans le parti-pris si ce n'est le parti pris de ceux qui n'ont jamais figuré dans les manuels d'histoire de nos enfants. Elle est dans le refus de lire et accepter ce qu'on lui propose, la pensée mystificatrice, castratrice, lyncheuse. Son obsession d'écrivaine adossée à l'histoire de ses ancêtres, c'est d'aller vers le secret étincelle, vers ces bouts d'histoire qui font l'humain sous toutes les latitudes et à l'intérieur de toutes les géographies. La dignité est rarement absente chez les personnages qui peuplent cette œuvre de plus de 300 pages. Elle ranime des périodes du grand pays imazighen, porte l'éclairage sur des fragments d'odyssées enterrés, donne consistance à des êtres mis au rebut parce qu'insoumis à l'ordre établi des arènes du mythe. Sa plume réhabilite l'émotion dans ses dimensions simples, à l'échelle de l'homme du peuple. Fatima ne fait pas pour autant la révolution, ce n'est pas son rôle, elle ne se revendique d'aucune avant-garde, ne hisse aucun étendard excepté l'étendard de la sincérité. Il n'y a pas d'effets spéciaux dans ses rappels de faits et ses métaphores, seulement elle ne s'embarrasse aucunement de faire des crocs-en-jambe aux détenteurs de l'immobilisme. Bakhaï est dans la quête de l'authentique est l'authentique cela n'est jamais une histoire truffée de vérités en trompe-l'œil et de certitudes poussives mais un florilège d'itinéraires flamboyants, d'états d'âme doucereux et de vertiges violents. L'écrivaine introduit un peu d'ordre dans la perception des choses, explique à sa manière — la manière du poète — le pourquoi de quelques querelles, s'insurge — l'insurrection du poète — contre des intolérances, laisse libre cours à ses impressions, s'exalte un peu, rappelle ses blessures dans les territoires de la mémoire confisquée. Son livre, fort bien documenté, oscillant entre histoire et fiction donne un sens à un foisonnement de signes locaux, des signes qui irriguent les héritages communs : âpres, tourmentés, enrichissants. Dans une heureuse construction organique, l'œuvre littéraire mêle en mode créatif le témoignage du vécu et la conscience entravée, les dépossessions multiples et l'espérance, plus forte que tout, de relire autrement une saga gonflée de non-dits. Dans sa chronologie, qui n'évacue ni grandeur ni décadence, ni doute ni croyance, tout est reconstruit à travers sa sensibilité de femme des mots, tout recommence à partir des généalogies du début, un début déjà entamé avec son précédent livre (Izuran-racines-). L'écrivaine propose des mots de lumière, des mots repères pour dépoussiérer des jalons, corriger des écritures ou encore éclairer le lecteur sur de longues périodes mises sous le boisseau. Elle opte franchement pour des expressions qu'elle jette frontalement à la figure des faussaires et de tous les porteurs de servitudes et s'exaspère par moments. Le va-et-vient dans le temps-espace insuffle au roman un rythme soutenu, soutenu mais pas tendu. Le livre n'est pas une thèse, ce n'est pas un pamphlet, c'est un voyage avec ses haltes vivifiantes, ses clins d'œil complices, ses fantasmes déroutants et sa nostalgie enhardie. La peinture des caractères et des univers posés pour le déroulement de l'histoire a un effet cathartique. Animée du fort désir de contribuer à lire autrement les héritages partagés, la génitrice de un oued pour la mémoire, adhère aussi bien à l'expression de l'apparent qu'aux complexités créées par le réel. En un mot, elle permet la fusion. Il y a le plaisir de suivre les péripéties d'une famille mais aussi l'aiguisement de l'intérêt autour de périodes peu connues de la longue marche de notre histoire. Femme de lettres, Fatima montre qu'elle est également écrivaine militante car sa plume est, avant toute chose, inscrite dans la restauration des valeurs. Son initiative est heureuse parce qu'elle tombe à point, la ré-interrogation du passé dans ses parties lumières et ses intolérances, tout cela en traces conjuguées et non en traces confondues. Elle recrée l'histoire (du roman) pour écrire l'histoire, en style lisible, sans dogme et sans rancune. Un bon roman pour redécouvrir, autrement, notre histoire et nos avatars. Les enfants d'Ayye (Izuran II). Editions Dar El Gharb 2008.