Il n'y a pas que les grandes maisons d'édition qui publient de bons livres. Les écrivains qui franchissent le périphérique ne sont pas tous que des militants en mal de reconnaissance. Sans aller jusqu'à dire que le renouveau de la littérature française se cache en banlieue, on ne peut que s'étonner du formidable vivier qu'elle constitue. Les jeunes écrivains (inutile de les estampiller banlieue) dynamitent la langue et le style. Plus de nombrilisme, place à la littérature, la grande. On est plus près de Céline que de Proust. Enfin, une belle rencontre. Différée à de nombreuses reprises à cause de l'actualité et de la sortie de livres de grosses pointures, la lecture de Abreuvons nos sillons a été comme un coup de poing. Un livre, un vrai. De l'originalité, de la rage, de la haine, du talent, de la distance, de l'humanisme. Une œuvre littéraire majeure. On regrette le retard. Et l'auteur c'est qui ? Recherche sur google. Il faut dire que Skander Kali ne nous disait rien. Encore un a priori. Le moteur de recherche ne nous apprend pas grand-chose. Donc, parlons du livre. L'auteur le résume d'une façon lapidaire : « le portrait d'un bâtard au sang impur, Cissé, depuis son collège de Vitry jusqu'à sa mort, lors d'une mutinerie en prison. » Démenti sans appel. Il est plus que ça, beaucoup plus ça. Avec un humour rageant, Skander Kali fait une plongée en apnée dans l'univers autiste d'un déraciné, associable. Un handicapé social. La misère (à ne pas confondre avec la pauvreté) n'est pas uniquement économique. Quand l'horizon vous étouffe à force de rétrécir, quand les parents sont démissionnaires, quand le vocabulaire n'est qu'une succession de gros mots, quand la vie est un cauchemar éveillé et que la mort vous refuse, comment dire aimer, comment trouver les mots, comment traverser le périph' ? Donc Cissé, avec ses moyens, se bat, se débat avec ses démons. Au bout, malgré ses efforts, la prison. « La seule chose qu'il faut comprendre, c'est que les prisons, c'est comme les poubelles. Lorsqu'elles sont pleines, faut s'arranger pour les vider. Sinon, ça devient des décharges à ciel ouvert. Et personne ne sait ce qu'il peut en sortir. » Avec une langue fluide, riche, et avec des réparties cinglantes qui font mouche à chaque fois, Skander Kali nous raconte un parcours inexorable d'un jeune garçon largué. Cela ne va pas sans rappeler Macadam cowboy. Sauf que Cissé est jeune, esseulé, en mal d'amour. Et qu'il n'a pas un lieu où retourner pour sa rédemption, sinon son quartier ou la prison. Y a-t-il une grande différence ? Le talent de Skander Kali est de nous tenir en haleine alors qu'on soupçonne, qu'on connaît la fin. On espère l'inespéré. On rêve d'un rebondissement comme dans les films, ou dans les livres. Implacable, Skander Kali. Il se joue de nos certitudes, se moque des codes. Un grand livre. Abreuvons nos sillons, Skander Kali, La brune, éditions Rouergue, 2008