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Le patrimoine littéraire algérien et l'obstacle des droits de l'œuvre
Une paradoxale et insoluble prise en otage
Publié dans El Watan le 06 - 01 - 2005

Ces derniers jours, un débat a fait rage autour de la question du livre piraté. On a ainsi vu fleurir dans nos librairies la version pirate du livre d'Amin Maalouf Origines ou encore Nedjma de Kateb Yacine.
Parmi les raisons avancées pour expliquer ce phénomène, il est question du prix excessif qu'exigent les maisons d'éditions étrangères pour céder les droits des œuvres en question. Si on peut discuter de la pertinence d'un tel argument, en revanche une remarque s'impose : l'édition nationale produit si peu d'ouvrages de référence (littéraires, universitaires...) qu'elle devient tributaire des maisons d'édition étrangères et de leur catalogue. Et lorsqu'on en arrive à « pirater » le roman majeur de Kateb Yacine - phare littéraire d'une nation, d'un continent - c'est une manière d'admettre notre impuissance. En effet, voilà que l'on glose depuis tant d'années sur ce roman, sur sa beauté complexe et sa difficile appréhension, sur son importance au moment des mouvements de décolonisation, mais qu'on ne peut pas publier dans le pays d'origine de son auteur sinon sous une forme illégale et impropre ! Au moment où la question du patrimoine devient nodale pour penser la mémoire et l'identité d'une nation, où l'on institue des mois du patrimoine, au moment où l'on interroge les patrimoines immatériels (conte, poésie orale...), on néglige une question essentielle : qu'en est-il du patrimoine littéraire algérien et comment se manifeste-t-il ? Il faut regarder les choses en face : l'Algérie est dans une situation inédite. Elle a ce triste privilège de compter d'immenses écrivains, le plus souvent de renommée mondiale (Assia Djebbar, Rachid Boudjedra, Mohammed Dib, entres autres)... mais qui publient tous dans des maisons d'édition françaises, sont célébrés et traduits dans le monde entier sans que leur pays d'origine puisse réclamer un quelconque tribut. A quoi cela sert-il de célébrer Kateb Yacine, lorsque son œuvre n'appartient même pas à son pays ? Ne serait-il pas temps de réfléchir à ce que cela signifie d'avoir abrité la naissance d'un chef-d'œuvre dont la propriété physique, morale et patrimoniale ne nous revient pas. Comment construire une identité culturelle forte lorsque toutes ces œuvres ne peuvent être reproduites librement ? Pour des raisons de stratégie éditoriale et commerciale, les maisons d'édition françaises rechignent à céder les droits de leurs auteurs maghrébins. N'essayez pas d'acheter les droits de Nedjma ou même de Noces à Tipaza de Camus. Un niet catégorique vous sera signifié, sans même que les négociations aient commencé. Car ces maisons d'édition savent qu'elles ont de l'or entre les mains, aussi parce qu'elles ont parié sur ces écrivains à un moment difficile et qu'elles construisent un catalogue qui leur assure un dividende relatif. Au mieux, elles vous céderont les droits à des conditions strictes (durée et étendue géographique de la cession), ce qui ne garantit pas qu'au final le livre soit de bonne qualité et surtout moins cher ! Aujourd'hui, chaque écrivain algérien qui publie un roman en France ou en Europe doit savoir qu'il s'interdit toute diffusion véritable et tout enracinement culturel dans son pays. Aujourd'hui, 15 ans après la mort de Kateb Yacine, près de cinquante ans après la publication de Nedjma, il nous faudra attendre... 2059 pour que ses créations tombent dans le domaine public et qu'on puisse enfin les éditer à notre guise. Entre-temps, le monde entier l'aura lu, commenté et traduit ! Aujourd'hui, si le prix Nobel avait échu à Assia Djebbar, ce serait ses éditeurs français, allemands ou américains qui auraient tiré un bénéfice moral et financier de l'opération. On se contentera de dire que c'est une enfant valeureuse de l'Algérie et que, symboliquement, cet honneur rejaillit aussi sur son pays. Peut-être qu'en analysant de près la situation des écrivains indiens et sud-africains anglophones ou sud-américains hispanophones, qu'en regardant comment ils gèrent et contiennent l'influence des éditeurs anglais et espagnols (notamment en réservant les droits pour leur pays d'origine, ce qu'aucun écrivain algérien ne fait, soit parce qu'il n'y pense pas, ou parce qu'il pense n'être pas en mesure d'exiger ce droit !) peut-être que nous pourrions tirer quelques leçons. Quoi encore ? Il faut, d'urgence, entamer une réflexion qui ne soit plus seulement d'ordre littéraire ou sociologique sur ces œuvres, mais aussi, dans le sillage de Pierre Bourdieu et d'Edward Saïd par exemple, une réflexion qui prendrait en compte les conditions d'émergence de ces œuvres et les règles éditoriales et commerciales auxquelles elles obéissent, bref, construire une anthropologie culturelle qui embrasserait toute la chaîne qui conduit jusqu'à l'avènement d'un chef-d'œuvre littéraire et qui en autorise le déploiement ou non dans son pays d'origine. Il s'impose à nous de faire en sorte que, pour les générations futures, Nedjma soit autre chose qu'une marque de téléphonie mobile !

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