A ceux qui envoyaient des roquettes sur ton peuple, tu ripostais avec des mots nimbés d'un « lyrisme épique ». Tu as été le meilleur professeur pour nous, enfants du Maghreb, qui pour certains, ne maîtrisaient pas parfaitement la langue d'El Moutanabi. A Alger, Beyrouth ou Stockholm, ta voix interpellait les spectateurs. De sorte que lorsque le spectacle s'arrête, on emporte la musique dans sa tête. Maintenant que tu n'as plus à avoir « honte des larmes de ta mère », tu es mort comme tu as toujours vécu : à cœur ouvert. Dans tes interviews, tu te montrais parfois agacé des étiquettes de « poète de la résistance » ou de « représentant du peuple palestinien opprimé ». Tu estimais que « la Palestine n'était pas seulement un espace géographique délimité », qu'elle renvoyait « à la quête de la justice, de la liberté, de l'indépendance, mais aussi à un lieu de pluralité culturelle et de coexistence ». Tu enjoignais aux « passants entre les paroles passagères » de partir n'importe où, mais c'est toi qui es parti, trop tôt. Tu étais l'adepte du « less is more ». En peu de mots, tu nous tuais et nous faisais revivre. En un seul vers, tu faisais virevolter nos cœurs. Tu aimais à dérouter tes lecteurs et auditeurs en usant et abusant des métaphores les plus improbables : « Ils ont vendu mon sang comme de la soupe en sachet », « l'odeur du café est une géographie », « les oiseaux sont le prolongement du matin », « le fleuve est l'épingle à cheveux d'une dame qui se suicide »… Ta poésie n'était jamais sombre, pourtant tu ne te lamentais pas, gardant toujours l'espoir du « retour ». Ton triomphe est, en partie, lié aux artistes qui ont chanté tes vers, à l'exemple de Marcel Khalifa ou de Majda el Roumi. Ton premier succès, à l'âge de 20 ans, était presque le fruit du hasard. Alors que tu devais remplir un formulaire au ministère israélien de l'Intérieur, sous la rubrique « nationalité », tu avais simplement écris « Arabe ». Le fonctionnaire en est resté coi : « Arabe ? » - « Oui, inscris, je suis Arabe ! », répondais-tu. Plus ce poème avait du succès et plus il t'irritait. Tu ne comprenais pas que les Arabes aient besoin de quelqu'un qui leur rappelle leur arabité. Ton histoire se confondait avec celle de ton peuple : naissance à El Jalil en 1941, départ familial au Liban en 1950, retour clandestin en Galilée entre 1960 et 1970, installation à Beyrouth en 1982, puis de longues années d'errance, cette « patrie dans une valise » entre Paris et Tunis puis Ramallah à partir de 1996 et d'autres haltes encore… A l'exemple de nombreux intellectuels palestiniens comme Edward Saïd, tu as rejeté les accords d'Oslo, n'hésitant pas à démissionner du comité exécutif de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), soutenant que tu ne pouvais pas « assumer la responsabilité » d'une telle décision et protestant contre ce que tu appelais « une paix injuste ». Mais ta plus grande victoire a été de dessiner dans l'esprit collectif l'image d'une mémoire spoliée. A travers tes écrits, « l'Etat » palestinien prenait corps. Ils rétablissaient ce que l'Histoire avait brisé. Et maintenant ? Ta blessure restera ouverte et d'autres poètes venus « d'un pays dépourvu de pays » voudraient poursuivre la quête de la justice et de la liberté. Tamim el Barghouti – ton petit frère en poésie prophétique – rassemble déjà les foules et donne du fil à retordre aux services de sécurité. Dans l'un de tes derniers recueils, tu as écris ces vers qui sonnent aujourd'hui comme un ultime appel : « Ceux que tu aimes sont partis, alors sois, ou tu ne seras jamais... » Ta tombe a été dressée sur un promontoire qui surplombe la banlieue de Jérusalem et l'ensemble de la Palestine, une surélévation d'où tu ne te contenteras pas seulement de faire des reproches politiques au vieux Yasser Arafat, mais d'où tu pourras surtout, chaque matin, crier ta poésie en un immense bonjour à la Palestine historique.