Son dernier spectacle, Les Algériens sont tous des mécaniciens, carbure à plein régime, mais sur deux « roues ». L'humour, lui, est toujours déjanté. Paris : De notre bureau C'est un challenge pour vous de jouer avec un coéquipier ? Oui, cela faisait longtemps que je n'avais pas joué avec quelqu'un. Depuis 1988/89, je fais cavalier seul et ensuite j'ai pris le pli parce que c'était plus facile à l'époque pour moi. Vous vous souvenez, on est passé d'une époque heureuse à une époque terrible et le fait de jouer seul m'a aidé à m'adapter à toutes les situations, d'être plus agile, de jouer n'importe où, sans décor, sans éclairage, en improvisant sur l'actualité du moment. J'ai eu ces derniers mois une envie de revenir au théâtre et j'ai écrit ce spectacle pour moi et Marianne Epin. Le texte a beaucoup évolué avec elle. Cet été, j'ai beaucoup travaillé dessus. On travaille sur un texte plus ramassé, plus concis. On a parfois l'impression de redites dans ce nouveau spectacle par rapport aux précédents ? On a des thèmes récurrents sur lesquels on revient souvent. Ça, c'est mon univers à moi. Ce ne sont pas des redites, mais une façon d'exprimer autrement les choses, présentées autrement. C'est ma vision d'une Algérie à moi, avec les ingrédients d'aujourd'hui. Je prends des nouvelles de choses qu'il n'y avait pas avant. Je les intègre et je m'en amuse comme s'en amusent tous les jours les Algériens. Je parle aussi beaucoup des années 80, non pas seulement parce que c'est une période que je connais mieux, mais aussi parce qu'il y a là des éléments qui déterminent le pays aujourd'hui. Qu'est-ce que cela apporte en tant qu'acteur et auteur de travailler avec Marianne Epin ? C'est une actrice formidable qui m'apporte une autre façon d'être, de réagir, de dire le texte. Ce qui change c'est qu'avant, lorsque j'étais seul, je racontais, j'étais dans la peau de plusieurs personnages. Là c'est un dialogue. Je ne joue qu'un personnage. Du coup, sa réplique, son regard, ses déplacements, sa façon de prendre à bras le corps le texte, cela me permet de jouer autrement que dans mes monologues. Ce qu'on a inventé ensemble, c'est un partage. J'ai apporté le côté adresse au public, narrateur, conteur, et elle a apporté son métier d'actrice qui campe les personnages avec force. On est plus proche du théâtre traditionnel avec elle. Cela crée une mixture, une tchaktchouka intéressante avec beaucoup d'inattendus. Je ne perds pas de vue l'improvisation à laquelle mon public est habitué, tout en mettant de l'énergie pour jouer avec elle. C'est un produit hybride. On est en harmonie et on s'amuse. Cela fait aussi un équilibre masculin-féminin, car jusque là vous étiez un peu le mec, dans le style ar'guez, redjla ? Oui, cela enlève tout le côté macho de mes personnages, ar'guez tout seul, comme ça sur scène. C'est sûr que cela équilibre. Et cela ne donne-t-il pas aussi du sens à l'amour par exemple, évoqué de loin dans vos spectacles précédents, particulièrement aux empêchements sociaux d'exprimer l'amour en public ? C'est pour ça que je dis que lorsqu'on traite des mêmes thèmes, on apporte en fait toujours du neuf. On revient d'une autre façon sur des sujets. C'est l'histoire d'un couple, mais ce n'est pas la schizophrénie d'un couple. C'est un couple qui aime la vie, qui est confronté à une société mais qui est heureux, harmonieux. Un homme et une femme ouverts, pas du tout fermés sur leur monde à deux, au contraire. Aujourd'hui, c'est à peu près le vingtième anniversaire de votre éclosion sur scène. L'année 1988, a été celle de vos premiers one man shows à Alger. Comment revoyez-vous cette période avec le recul ? Pour moi, le 5 octobre a été un bouleversement total. Je me souviens bien. J'étais sur le tournage du film Lumières de Jean-Pierre Lliedo en juillet-août. On avait fini quinze jours avant les événements. Pendant le tournage, comme on tournait pas mal de nuit, on allait dans La Casbah, on traînait dans tous les quartiers populaires de la ville, on sentait qu'il y avait une ambiance, quelque chose dans l'air, un volcan qui couvait. Moi, lorsque j'étais revenu en 1985 de mon séjour au Canada puis en France, cette année et celles qui ont suivi étaient des années heureuses. L'année 1988 a été le tsunami qui a amené toute la violence qui a suivi dans les années 90. Ce que je faisais après 88, c'était plus de la survie que du bonheur proprement dit. Avant octobre, on avait l'impression, la sensation, qu'on allait vers une société qui pouvait trouver son chemin. Ça a changé ensuite. Et en même temps c'est 1988 qui vous fait éclore, notamment dans cette petite salle de Riad El Feth, jusqu'à la montée du FIS. Vous jouiez d'ailleurs alors que les manifestations grondaient… Oui, mais j'ai joué plus tard, jusqu'en 1992. J'ai arrêté en 1993, au moment où ce n'était plus possible. La situation était extrêmement dramatique et il n'y avait plus de place pour nous. Je crois que 1988 a amené la fermeture d'après. C'était un espoir d'ouverture mais en fait, c'était une fermeture annoncée. Dans vos spectacles et peut-être plus dans ce dernier, il y a aussi des moments où l'on n'a plus envie de rire, comme par exemple à propos des harraga ? Depuis Un bateau pour l'Australie on a évolué, c'est maintenant le radeau pour la Sicile. C'est moins drôle, non ? Il y avait quelque chose de prémonitoire. Comme dans tous les spectacles, il y a une part de situation surréaliste, provoquée par l'économie et la politique, et il y a aussi des moments graves avec des dénonciations, et où j'essaie de toucher les gens sur des choses qui bouleversent profondément notre société, mais avec l'humour qui compense le tragique, sinon ce serait insupportable. Le rire est libérateur. C'est un formidable moyen de dégonfler les angoisses que ce genre d'événements crée. C'est une sorte d'exorcisme. En même temps je ne suis jamais dans la moquerie ou dans le jugement primaire de ces situations là. Ce sont les situations qui font rire, jamais les personnages. Ce sont les situations qui sont ridicules, jamais les hommes ou les femmes. Repères Après avoir créé son spectacle à Lyon, en juin, aux Nuits de Fourvière, le comédien Fellag entame ce jeudi à Sartrouville dans la banlieue parisienne, une grande tournée en France avec pas moins de cent dates d'ici le printemps. La grande nouveauté est l'apport d'une comédienne à ses côtés, ce qui donne du relief à une pièce qui a obtenu un grand succès lors des toutes premières représentations estivales. Fellag, en bon observateur de la société algérienne qu'il a toujours été, se plait à dire que tous les Algériens sont capables de donner la solution à toute panne survenue, alors que rien ne marche. La panne nationale est loin d'être réparée. Aux ingrédients classiques de son répertoire sur les maux de l'Algérie post-socialiste (le chômage, le « regda ou t'mangé », la crise du logement...), l'humoriste intègre sans mal des données plus actuelles, comme l'installation des Chinois dans un pays jusque-là fermé, ou encore la question des Chrétiens. Dans ce nouveau spectacle, il entretient l'idée de « l'utilisation systématique de l'humour noir par ses concitoyens pour ‘‘graisser'' les rouages de l'espoir et de l'équilibre psychologique qui ont trop souvent tendance à se rouiller ». On rit de bon cœur, sauf que cet humour ravageur dure depuis plus de 20 ans, qu'il pèse malgré tout un peu, et on se demande quand on pourra s'esclaffer d'être enfin sortis du cambouis. Apparemment, ce n'est pas demain la veille. Alors, autant rigoler un bon coup, quitte à en pleurer aussitôt après. Pour rappel, Fellag est né en 1950 dans un village proche d'Azzeffoun, Après ses études à l'Institut national d'art dramatique de Bordj El Kiffan, de 1968 à 1972, il a évolué dans différents théâtres régionaux. De 1978 à 1981, il s'installe au Canada, puis en France pendant trois ans. En 1985, il rentre en Algérie et réintègre le TNA, en tant que comédien et metteur en scène. À partir de 1987, il crée ses premiers one man shows et crée Tchop, premier personnage décapant qui se moque avec une réserve encore timide, des travers de l'Algérie. Il sera après l'ouverture de 1988 plusieurs semaines, seul sur scène, à Riad El Feth, avec des thématiques plus politiques et accrocheuses. Son spectacle est même diffusé à la télévision. Après les événements de 1991 et 1992, il occupe encore la scène malgré tout. Mais en 1994, il s'exile de nouveau, en Tunisie, puis en France où il crée trois spectacles : Djurdjurassic Bled, Un Bateau pour l'Australie et Le Dernier chameau. Fellag est aussi écrivain. Il a publié trois recueils de nouvelles et deux romans : Rue des Petites Daurades (2001) et L'Allumeur de rêves berbères (2007) aux éditions J.C. Lattès. Prix de la révélation théâtrale de l'année, attribué en 1998 par Le Syndicat professionnel de la critique dramatique et Syndicale, pour Djurdjurassic Park. Prix de l'Humour noir pour Un Bateau pour l'Australie. Prix Raymond Devos pour la langue française (2003). Prix de la Francophonie. SACD (2003).