L'artère piétonnière Istiklal à Istanbul résume toutes les contradictions de la Turquie moderne. Dans ce quartier aux allures bohèmes, il est possible de croiser des vieilles portant le foulard traditionnel, des jeunes punks aux crêtes colorées, des femmes au voile rigoureux, des « fashionatas » aux jeans soigneusement troués, d'élégantes dames aux voiles multicolores noués autour du cou et des gays transformistes. Turquie. De notre envoyée spéciale Dans d'autres pays musulmans, ce mélange des genres pourrait se terminer par un effroyable délire intégriste, mais la Turquie possède le don de la tolérance. Les Turcs ont à cœur de donner une bonne image de l'Islam. Dans l'antique mosquée Bleue, un trésor d'architecture, les jeunes guides racontent avec ferveur, devant une maquette de la Médina Charifa (Arabie Saoudite), l'épopée du prophète Mohammed à des touristes en short et débardeur. Peu importe si les flashs des appareils photos des visiteurs aveuglent ceux qui font la prière, l'essentiel c'est de faire passer le message. Le mois de Ramadhan est une occasion d'explorer le respect des choix des autres. Le jeûne, dit-on, ne perturbe pas la vie quotidienne. A Istanbul, destination touristique par excellence, manger ou fumer dans la rue pendant le Ramadhan n'est pas un crime. « On ne sent pas réellement la différence durant le mois de Ramadhan ; les soirées sont plus animées, c'est tout. Ceux qui ne pratiquent pas le jeûne (oruç en turc) se réfugient loin des regards pour ne pas déranger les autres », nous dit une habitante d'Istanbul. Le Turkish Daily News du 31 août dernier raconte le mois sacré turc : « Le Ramadhan se transforme en véritable festival. Les publicités ayant pour thème le mois sacré foisonnent. Les festivités ramadhanesques tiennent place à Sultanahmed et près de la mosquée d'Ayoub (Eyup en turc). Le Ramadhan est célébré par tout le monde, dans les grandes villes turques, y compris par ceux qui ne jeûnent pas. » Nilufer Narli, un sociologue de Bahçensehir University, se réjouit de « la coexistence entre la religion et la modernité ». Mais le journal anglophone s'inquiète du manque de tolérance envers les non-pratiquants. « Les gens qui vivent dans les régions conservatrices peuvent ressentir des pressions sociales. Au mois de Ramadhan, il est difficile de trouver un restaurant ouvert la journée à Kastamonu », peut-on lire sur le Turkish Daily News. Celui qui ne jeûne pas serait ainsi mis au ban de la société. Pour ne pas importuner les jeûneurs, les patrons de restaurants et de cafés appliquent un film opaque sur leurs vitres pour plus de discrétion. Pour « avoir bonne conscience », certains commerçants ont des pratiques qui peuvent paraître singulières. « Certains restaurants ne servent pas d'alcool pendant le mois sacré. D'autres en servent uniquement après la rupture du jeûne. Ils peuvent ainsi avoir une conscience plus tranquille », dit encore le Turkish Daily News. Les provinces tendent à devenir plus tolérantes, explique le journal, depuis l'avènement de la télévision privée. L'un des points forts de la Turquie consiste à garder intactes certaines traditions séculaires malgré une occidentalisation effrénée. Deux heures avant l'appel à la prière d'el fedjr, des tambourineurs parcourent les rues pour tirer de leur sommeil ceux qui veulent faire le s'hour. L'heure de l'iftar est annoncée à coups de canon. En soirée, le spectacle de marionnettes Garagouz (Hacivat et Karagoz) est en Turquie ce que sont les sketchs post-f'tour en Algérie. Codes politiques Les laïcs s'inquiètent, après cinq ans de gouvernement islamiste modéré. « J'ai l'impression que les gens deviennent plus religieux. J'habite dans un quartier très conservateur. En rentrant, le soir dans le bus, j'étais souvent énervée de voir qu'on cédait la place aux filles voilées et pas à moi parce que je ne porte pas le foulard. Aujourd'hui, ça ne m'énerve même plus », raconte une habitante d'Istanbul. Depuis l'arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, le voile est devenu une affaire politique. Le parti d'Abdulhak Gul a échappé de justesse à la dissolution, le mois dernier, pour avoir porté atteinte aux valeurs de la laïcité en permettant le port du voile à l'université. « La manière avec laquelle est noué le voile est un code politique. Celles qui portent des foulards colorés noués autour du cou sont celles qui ont voté pour l'AKP », explique-t-on. Selon une étude réalisée en 2006 par la Tesev (Fondation des études économiques et sociales), financée par le milliardaire George Soros, le port du voile est en baisse chez les jeunes et en milieu urbain. Le çarsaf, long tissu noir qui recouvre tout le corps est porté par à peine 1% des Turques. Le foulard classique, plus traditionnel que religieux, représente l'immense majorité. Celui qui pose problème aux laïcs, c'est le turban caractéristique de « la société AKP » : un foulard qui enveloppe strictement la tête et le cou et est perçu comme un étendard islamiste et antirépublicain. Mais seules 11% des femmes le portent, contre 15% en 1999. Une partie de la société, urbaine et kémaliste, est persuadée que le système laïque est en danger. Un sentiment partagé par 20% de