Mon article publié par El Watan sous le titre « Belkhadem au secours de l'université et de l'identité nationale : démagogie ou sincère conviction ? » (El Watan du 4 septembre 2008) a provoqué de vives réactions, passionnées et véhémentes, de la part de certaines personnes qui se révèlent être à la lecture de leurs articles chargés d'invectives et d'anathèmes, les défenseurs acharnés d'une conception étroite et étriquée de l'identité nationale. Quatre articles, et donc quatre « plumes » différentes ont cru devoir me répondre dans les colonnes d'Al Ahrar (16, 17, 23, 25 septembre 2008). A quoi s'ajoute, comme en renfort à cette croisade aux allures concertées contre les francophones qualifiés de suppôt de la France, un article publié dans Echorouk daté du 24 septembre sous le titre significatif de « Alloubi al afrankofoni yachinou hamla 'alâ al loukâ al 'arabiya wa 'ala Ben Badis » (Le lobby francophone mène une campagne contre la langue arabe et contre Ben Badis). Que me reproche-t-on ? D'avoir insulté la mémoire de Ben Badis, d'avoir qualifié les pionniers du nationalisme insurgé de « francophones » ; de les avoir crédités de positions intransigeantes envers l'ordre colonial dont ils ne voulurent point entendre les sirènes de l'assimilation ; d'avoir repoussé d'un revers de la main l'offre d'une autonomie protégée et d'avoir, enfin, su rompre en visière avec les compromissions ou les positions attentistes ou timorées de la direction du PPA aussi bien que celles des oulémas qui, tous, continuaient de croire jusqu'au bout aux promesses que leur faisaient miroiter les autorités coloniales d'un lendemain qui chante ... Inutile d'énumérer en effet tous les griefs, les qualificatifs et même les insultes dont ils me gratifient et qui dépassent, ma foi, toutes les limites de la raison, de la mesure et de la décence. Mais ce qui m'attriste le plus ici, c'est moins cette campagne calomnieuse dirigée contre les « francophones », campagne dont je ne suis que le prétexte recherché et l'alibi pour ainsi dire que le pathétique et le lamentable discours de ces gens au style d'écriture pompeux, enflé et docte. Leurs propos, plus grandiloquents que grandioses, dissimulent en fait l'insondable profondeur de leur indigente culture historique et sociologique. Si leur style d'écriture arabe pouvait séduire les tenants de la pureté formelle de la langue arabe, tant il se trouve orné et décoré de mots fleuris et impressionnants avec des allures académiques, il ne pourrait pas en être le cas pour celui qui s'attache au sens des choses. Or, tout le contenu des articles de ces auteurs se réduit à un dénominateur commun : l'invective et l'anathème stylisés, c'est-à-dire présentés sous forme d'une prose, mais d'une prose arabe de mauvais aloi, tant elle est vide de sens et de mesure. Ils ne recourent pas seulement à l'inflation verbale, ils versent aussi dans l'amalgame systématique pour discréditer et envelopper dans l'opprobre tous ceux qui ne partagent pas leur vision de l'identité nationale dont ils se posent en champions exclusifs. Ainsi , m'accuse-t-on d'avoir attenté à la mémoire de Ben Badis lorsque je n'ai fait que reprendre ses propres déclarations en les commentant de manière objective et contextuelle. En détachant de la sorte les analyses d'autrui de leur cadre, ils en arrivent à dénaturer ses propos de manière à se faire passer pour les défenseurs, vigilants et désintéressés, de l'identité nationale. En quoi le fait de citer les propos de Ben Badis constitue-t-il une insulte à sa mémoire ? Je reprends ici le même passage que j'ai reproduit dans El Watan en le commentant autrement. Que disait-il au juste ? Que ses « auditeurs n'avaient qu'un désir : jouir de tous les droits des autres enfants du drapeau tricolore, de même qu'ils en assumaient tous les devoirs. Nous les confirmons dans cet attachement (à la France) nous leur en montrions les avantages... nous leur faisions entendre, par des analogies, que la France généreuse ne pouvait que leur donner un jour, qui ne pouvait être éloigné, tous les droits dont jouissent les Français. » (Ech Chiheb, août 1932). Peut-on faire mieux aujourd'hui dans l'allégeance à la France « généreuse » que ne le faisait le père de la renaissance algérienne ? Cet attachement au « drapeau tricolore » et ce travail pédagogique fondé sur des leçons analogiques (al qiyyas) destinées à faire sentir aux petits enfants musulmans tous « les avantages » que la France pouvait leur accorder un jour, « qui ne pouvait être éloigné », ne relèvent ni d'une fiction littéraire ni d'un mensonge « fabriqué », mais ce sont des faits tirés directement des annales de l'histoire. Certes, pour s'en défendre, on pourra invoquer « le contexte » dans lequel ces propos ont été tenus pour laver leur auteur de tout soupçon de compromissions avec l'ordre colonial, comme on pourra arguer, pour le disculper, le fait que ces déclarations étaient atténuées ou contrebalancées par la défense intransigeante des valeurs arabo-islamiques par le leader des oulémas. Le Dr Bendjelloul, Ferhat Abbas et l'inexistence de la nation algérienne Mais les faits sont là, opiniâtres et têtus : les oulémas étaient piégés par le « contexte » de l'époque comme l'étaient de la même manière les élus indigènes avec le Dr Bendjelloul de Constantine dont les appels pathétiques à la France de 1936 méritent d'être rappelés pour mémoire : « La France, disait-il, n'a pas encore permis à l'élite intellectuelle formée par son génie de donner sa mesure, de s'épanouir (...). Par un paradoxe pénible, c'est une élite que l'on maltraite avec une mauvaise foi évidente et que l'on accuse de tous les péchés (...) C'est donc forts de notre passé et conscients de notre vitalité que nous demandons à entrer par la grande porte dans l'intimité du foyer français où nous voulons apporter notre concours le plus loyal pour entreprendre l'œuvre qu'il reste à faire. » Ferhat Abbas n'était pas moins induit dans l'erreur par « le contexte » que ses semblables lorsqu'il déclarait en 1936 l'inexistence de la nation algérienne : « Si j'avais découvert, disait-il avec gravité, la nation algérienne, je serais nationaliste et je n'en rougirais pas comme un crime (...). Cependant, je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts... j'ai visité les cimetières... personne ne m'en a parlé (...) On ne bâtit pas sur le vent. Nous avons écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l'œuvre française dans ce pays (...). Ce que l'on veut combattre derrière ce mot nationalisme, c'est notre émancipation économique et politique (...). Sans émancipation des indigènes, il n y a pas d'Algérie française durable. » (Cf L'Entente, 23 février 1936). Ben Badis et le refus de l'indépendance sanglante Si Ben Badis avait effectivement réagi à cette déclaration, ce n'était pas pour se démarquer de Ferhat Abbas sur le fonds – le fait accompli colonial –, mais uniquement sur la question culturelle et religieuse que ce dernier avait occultée. Pour Ben Badis, l'essentiel étant la préservation coûte que coûte de l'identité arabo-musulmane de l'adultération, quitte à faire des concessions politiques à l'ordre colonial. En ce sens, il mettait plus l'accent sur les différences religieuses et culturelles séparant les deux entités, française et algérienne, que sur la nécessité de rompre leur « mariage » forcé : « L'histoire, disait-il, en forme de réponse à Ferhat Abbas, nous a appris que le peuple musulman d'Algérie a été créé comme tous les autres. Il a son histoire, illustrée de hauts faits... Il a son unité religieuse, sa langue, il a sa culture, ses coutumes, ses mœurs avec ce qu'elles ont de bon et de mauvais. Cette population musulmane n'est pas la France, elle ne peut pas être la France, elle ne veut pas être la France. C'est une population très éloignée de la France par sa langue, ses mœurs, sa religion. Elle ne tient nullement à s y incorporer. Elle possède sa patrie dont les frontières sont fixées, et c'est la patrie algérienne, avec ses limites actuelles bien connues (...) L'indépendance est un droit naturel pour chaque peuple de la terre. L'Algérie jouira d'une large indépendance et la France pourra alors compter sur elle comme une nation libre peut compter sur une autre nation libre. Voilà l'indépendance telle que nous la concevons et non l'indépendance sanglante et incendiaire telle que se la représentent nos adversaires criminels. C'est sur cette indépendance que nous pouvons compter avec le temps et la volonté de la France. » (Ben Badis, in Ech Chiheb, avril -juin 1936). (A suivre) L'auteur est Universitaire