Est-ce une révolution spontanée d'une société prise en otage par la désastreuse situation sociale et économique et l'embrigadement idéologique du parti FLN qui confine, par moments, au ridicule, dans sa tentative d'encadrer les Algériens, ou serait-ce la résultante d'une sourde lutte au sommet du pouvoir entre les partisans de l'ouverture (Chadli, Lekhdiri…) et ceux qui opposent à ces réformes en gestation le socialisme, la bureaucratie et le maintien de l'hégémonie du FLN sur la vie politique (Messaâdia…), comme solution à la dérive de l'Algérie ? Quel que soit le point de vue que l'on privilégie pour la lecture de ces événements, Octobre 88 reste comme un événement politique majeur, qui a vu les jeunes de toutes les villes d'Algérie s'emparer de la rue, exiger des comptes au pouvoir, dire non à la corruption et au sous-développement. Des jeunes qui ont tout brûlé pour que cela change… On leur a répondu par des chars et la torture. C'est l'échec pour ceux qui ont libéré avec héroïsme l'Algérie en 1962, mais qui ont lamentablement échoué dans leur tentative de développer le pays et d'émanciper la société. La littérature officielle préfère ne pas s'attarder sur cet événement douloureux, dérangeant pour l'ordre établi. L'état de l'Algérie en 1988 était plutôt minable, chaotique : la société était totalement ligotée par un appareil idéologique et sécuritaire omniprésent (FLN, Sécurité militaire) alors que la crise économique et financière nous mettait dans un état de quasi-faillite. La vertigineuse baisse des prix du pétrole a accéléré la décomposition des secteurs agricole et industriel. L'Etat n'avait pas les moyens de prendre en charge un secteur industriel « trop coûteux » et peu efficient. Les rentrées pétrolières générées entre 1979 et 1985 ont été mal gérées, dilapidées, en finançant, pour une bonne part, des opération démagogiques et populistes. Avec un prix du baril à 6 dollars en avril 1986, le réveil est brutal… Ce sont les couches les plus fragiles, les plus déshéritées qui ont payé la note ; elle fut salée. Les Algériens étaient privés de tout : d'eau, de produits alimentaires de base, de travail, de logement... Vingt années de « socialisme », de trop-plein d'Etat, de contrôle politique de la société, de lutte sans merci contre les opposants, de marginalisation outrancière du secteur privé économique ont fini par créer un énorme fossé entre les élites politiques au pouvoir et la société. Les premiers signes de déflagration ont pourtant apparu bien avant. Les émeutes de Constantine de novembre 1986 préfiguraient, en effet, le chaos dans lequel l'Algérie allait plonger. Constantine a été pendant trois jours une ville entièrement saccagée par les lycéens, les étudiants, les chômeurs… Les autorités n'ont tiré aucune leçon de ce drame qui a secoué la capitale de l'est du pays. En l'absence de canaux d'expression démocratique, de contestation pacifique, la société s'exprime dans la rue par la violence. Le 4 octobre 1988, Alger va vivre le même scénario – à cette exception près qu'une rumeur s'est emparée de la capitale après le discours de Chadli Bendjedid du 19 septembre, qui a mis le feu aux poudres. Le Président admet, fait rare dans la vie politique algérienne, la gravité des problèmes, reconnaît l'existence de luttes de clans qui secouent le sommet de l'Etat. Tous les ingrédients d'une explosion sont réunis. Reste un énorme point d'interrogation… Qui a fait circuler, sur l'ensemble du territoire national, cette « folle » rumeur d'une grève générale, 10 jours avant le 5 octobre ? Aucun document de partis clandestins ou groupuscules d'extrême gauche ne fait état d'une telle initiative – étaient-ce les partisans de Chadli ou les responsables de l'appareil du FLN qui avaient délibérément choisi de porter le conflit dans la rue, face à une situation politique totalement bloquée au sommet de l'Etat ? N'empêche, l'Algérie était déjà sur une poudrière, tôt ou tard, l'explosion aurait eu lieu. Elle semblait inévitable, irrémédiable, en l'absence de stratégie de sortie de crise. La répression politique a surtout frappé les militants de gauche et proches du Pags, dont beaucoup ont été arrêtés et torturés. Les militants islamistes ne sont pas du tout inquiétés alors qu'ils avaient, dès le 8 octobre, investi la rue, encadrant les manifestants et surtout pris d'assaut les mosquées, pour en faire des tribunes politiques. Le pouvoir laisse faire, alors qu'il empêche l'opposition démocratique, libérale, les forces sociales du pays de s'exprimer, de faire connaître leurs exigences, leurs programmes, leurs idées. Les islamistes sont naturellement les principaux bénéficiaires de l'ouverture politique de 1989. Le régime algérien s'est finalement retrouvé prisonnier de sa propre logique islamo-populiste, qu'il a aidé à émerger. Les conditions de nouvelles déflagrations politiques viennent d'être posées. A nouveau, le pays plonge dans la violence. Vingt ans après, toutes les leçons du 5 Octobre ne semblent pas avoir été retenues…