Saïd Khellil est de tous les combats : cause berbère, droits de l'homme, démocratie, etc. Détenu lors des événements du Printemps berbère de 1980, il devint ensuite l'une des principales figures du FFS, un parti qu'il quitta en 1995, après que Hocine Aït Ahmed eut signé le contrat de Rome. Pour ce dernier, le FFS, au lieu de débattre du statut de ses dirigeants, résorber les divergences et s'ouvrir au débat contradictoire, s'enlise au contraire dans une crise. Saïd Khellil revient sur Octobre 1988 et analyse l'évolution de la scène politique nationale dans l'entretien qu'il nous a accordé. Les événements d'octobre 1988 étaient-ils une grosse manipulation ou l'expression d'un ras-le-bol populaire contre le régime ? Je pense que ce sont les deux. C'est indéniable, il y a eu manipulation. Parce que si on se remet dans le contexte de l'époque, les luttes internes étaient implacables, elles étaient bien engagées entre les conservateurs et les réformateurs. Il faut rappeler aussi le contexte socioéconomique marqué par l'effondrement du prix du baril de pétrole, le discours de Chadli. Tous les ingrédients étaient là pour provoquer une explosion. Comment c'est parti ? On le saura peut-être plus tard. Ma conviction est que c'est parti d'une manipulation, mais je ne pense pas que les gens qui ont manœuvré avaient prévu la réaction populaire et la flambée de violence d'une telle ampleur. L'Etat a failli s'effondrer. C'est pour cela que j'estime que ce sont les deux. Le ras-le-bol était latent. Au fait, cela faisait des décennies qu'il était là et le régime comme d'habitude avait sa propre logique de conservation qui ignore complètement la population et une fois que les deux logiques se sont croisées, il y a eu un grand incendie. Ces événements ont ouvert la voie vers la démocratie. Est-ce qu'aujourd'hui cet idéal s'est évaporé ? Je pense que l'idéal est toujours présent. Maintenant qu'il y ait recul et des grignotages sur certains acquis, c'est indéniable. En fait, il n'y a pas rupture, il y a ceux qui se sont soulevés en Novembre et ceux qui se sont soulevés en Octobre, cela a toujours été une aspiration à l'émancipation du peuple. Les gens veulent vivre dans la liberté, s'épanouir. En face, le régime maintient des privilèges exorbitants. Il n'y a pas de réponse définitive, le régime se prolonge au sein de la société, au sein des groupes d'intérêts que vous pouvez trouver aussi dans une administration à petite échelle et ces intérêts se tiennent, ce qui fait que des clientèles recherchent le maintien du statu quo, car le changement fait peur. La société est encore recroquevillée et les forces sociales qui peuvent faire changer les choses sont effectivement en recul. Mais l'idéal démocratique reste en nous, car c'est quelque chose d'irrépressible. L'APN issue de différents partis est une caisse de résonance. Est-ce que la représentation populaire est aujourd'hui biaisée ? Là, on peut être tranchant par rapport à cette question. Il n'y a pas d'APN. C'est une assemblée-alibi virtuelle et factice. Il n'y a pas de représentation populaire. La souveraineté populaire est détournée à partir du moment où on a arrêté le processus électoral et on lui a substitué une représentation factice ; par conséquent, ça ne peut pas être autre chose. Mais, ceux qui siègent, comme les partis du pouvoir et de toute manière ils l'ont prouvé, on leur fait voter n'importe quoi et son contraire. On peut leur faire voter la loi sur la généralisation de la langue arabe et leur faire voter tamazight comme langue nationale. Si on siège dans cette assemblée, il faut avoir des objectifs bien précis. Pour moi, c'est une façade démocratique du régime. L'Exécutif a repris toutes ses prérogatives au niveau de tous les pouvoirs, que cela soit local ou national. Une certaine représentation a été intégrée pour faire bonne figure auprès des organisations internationales. Le pouvoir a tout récupéré et n'a que des rôles factices à proposer. Le pouvoir a-t-il aussi récupéré les partis politiques qui ne jouent plus le rôle d'opposition ? C'est complexe. Il y a les partis du pouvoir. La mission du RND, du FLN et du MSP et consorts est claire. Reste les partis qui se revendiquent de l'opposition démocratique. Parmi eux, il y a ceux qui siègent à l'APN comme le RCD et le PT et il y a le FFS. Chaque parti nécessite une analyse approfondie. Le fait d'avoir intégré une Assemblée, c'est une forme de caution, cependant, il ne faut pas jeter la pierre non plus aux partis leur disant de ne pas intégrer le jeu électoral. Mais, l'essentiel, c'est de ne pas se contenter de cette représentation. Le parti politique a un autre travail à faire au sein de la société. Effectivement, ils sont absents. On l'a vécu particulièrement en Kabylie avec des événements tragiques en 1998 avec la mort du chanteur Matoub Lounès et les événements de 2001 et l'assassinat de jeunes. On a senti l'absence des partis qui devaient être dans la société pour encadrer, diriger, orienter et éviter des dérapages et des provocations qui ont coûté cher. Ces partis n'ont-ils pas aussi prêté le flanc, sachant qu'ils ont connu des dissensions internes ? On revient toujours à la structuration et à la formation de ces partis politiques qui reste encore fragile. Leur expérience dans le temps est limitée, par conséquent, ils ne pouvaient pas échapper à des perturbations face à un environnement politique particulièrement violent et hostile. Vous-même, vous étiez cadre du FFS que vous avez quitté. Pouvez vous revenir sur les raisons de ce divorce politique ? On était devant des divergences, particulièrement après la signature du contrat de Rome. J'estime que le parti à l'époque n'était pas encore préparé à vivre ce genre de divergences dans sa direction, d'autant plus que ce problème s'est posé sur un certain nombre de contraintes sur le terrain et sur la gestion des affaires du parti. On n'était pas mature pour vivre ce genre de divergences. Ailleurs, le Parti socialiste français était confronté au référendum sur l'Union européenne et certaines grosses pointures du parti ont opté pour le oui, d'autres pour le non. Mais, après les résultats du vote, le PS s'est ressoudé. Ce n'est pas le cas pour nous. Nous n'étions pas prêts à vivre ce genre de crise. En plus, nous avons revendiqué une certaine autonomie, un certain statut pour le dirigeant et c'étaient des questions qui pouvaient se régler, mais en définitive, cela s'est terminé avec le retrait d'un certain nombre de dirigeants. Vous créez le MDC, un parti non agréé et qui est absent du terrain politique. Quel est votre avenir politique ? Nous avions considéré à l'époque que nous pouvions vivre une autre expérience, créer un autre mouvement tout en gardant notre idéal, en travaillant pour les mêmes valeurs politiques parce que nous restons fondamentalement dans la ligne de l'opposition démocratique et pacifique et nous avons toujours les mêmes convictions qui sont l'émancipation du citoyen. Donc confrontés aux réalités du terrain, nous nous sommes rendu compte rapidement que les difficultés nous paraissaient insurmontables. Eu au fait que le terrain politique était verrouillé. On l'a appris à nos dépens à travers les expériences d'autres acteurs politiques algériens, à l'instar d'Ahmed Taleb Ibrahimi qui a fondé Wafa, Sid Ahmed Ghozali avec le Front démocratique et même Amara Benyounès qui a créé l'UDR qui, malgré son soutien au président Bouteflika, n'a pas eu l'agrément. On a compris que le régime avait fermé le champ politique, donc il n'y avait pas de place pour de nouvelles formations. Comme nous en tant que militants politiques démocrates, nous aspirons toujours à travailler, à être utile, parce que la politique est une vocation, une foi dans le changement, on s'est retrouvé en quelque sorte confrontés à militer d'une manière autonome. Et, c'est très difficile car, en dehors d'un cadre institué, c'est très dur pour un militant politique. Vous vous retirez alors de l'activité politique ? Lorsqu'on vit cette passion, on n'y renonce pas. On est là à guetter la moindre opportunité pour faire avancer la démocratie dans le pays, même si tout pousse vers la résignation et le renoncement. Mais, je crois que c'est dans ces moments-là qu'il faut puiser son énergie pour continuer à résister. Continuer à faire de la politique en intégrant un parti ? Pourquoi pas ? L'essentiel, c'est de contribuer et nous restons ouverts à toute initiative qui va dans le sens de nos convictions. Lequel ? Franchement, en dehors de mon ancienne formation politique, je ne me vois pas ailleurs. En Algérie, à chaque Président, sa Constitution. Le président Bouteflika s'apprête à faire amender la Constitution pour briguer un troisième mandat. Quel commentaire faites-vous ? C'est très grave. C'est un coup d'arrêt pour tout espoir d'ouverture démocratique et que chacun assume ses responsabilités. L'effondrement de l'Etat qui est bien avancé parce que les réformes sont perverties et en définitive, c'est le maintien du statu quo pour la rente. Je pense que les conséquences seront très graves pour l'avenir du pays et tout un chacun est interpellé pour se positionner par rapport à cette dérive. La société algérienne est prise en tenailles entre un régime dirigiste et un islamisme armé. Est-ce qu'il y a une autre voie et laquelle ? La société est effectivement confrontée à deux systèmes de violence qui lui sont exogènes et qui l'a prennent en otage et ce système-là a des effets à la longue sur la société, à savoir une espèce de gestion par la violence à tous les niveaux. Puisqu'on parle de terrorisme intégriste, et d'ailleurs, l'on ne sait même pas s'il est intégriste maintenant, puisque on ne voit pas de politique chez ces gens armés. En dehors de la violence qu'ils nous font subir, je ne vois pas ce qu'ils nous proposent. Cette gestion par la violence est une grave dérive, car on a l'impression qu'elle a une empreinte sur le citoyen à tous les niveaux. Maintenant, la voie est en nous. C'est au citoyen de la définir, de se remettre en cause, de s'organiser car il n'y a pas d'autres issues. On a vu, à travers l'histoire, des régimes de type monarchique ou tyrannique se préserver des siècles durant. Ce sera des luttes de longue haleine. Il s'agira de diffuser des idées de libération de la société et d'occuper tout champ libre et s'organiser et se réapproprier certains acquis de libertés et d'expression. Le régime a en tout cas compris qu'il ne peut pas continuer à fonctionner avec un parti unique. Il s'est réapproprié tout ce qui est outil politique sur le terrain pour le manœuvrer. Il n'y a pas d'autre choix que de continuer à s'inscrire dans la lutte même si parfois elle n'est pas visible, pas spectaculaire. Lorsqu'on se prononce pour une citoyenne qui a d'autres croyances, lorsqu'on soutient des enseignants bafoués dans leurs droits, toutes ces luttes sont des résistances qui peuvent féconder et enfanter un plus grand mouvement pour changer les choses. La société a besoin de locomotive pour aller de l'avant. Cela peut être des partis politiques qui pourraient lancer une autre initiative d'une union des forces politiques pour un projet commun ? Non. On n'est pas prêt pour cela. Car, il faudrait passer par une forme de bilan critique et puis, il n'y a pas que les partis sur le terrain. Il y a des syndicats et des mouvements autonomes, comme les archs en Kabylie et dans d'autres régions même si le pouvoir a su les pervertir ou les faire dériver vers des confrontations violentes là où il est le mieux armé. Pour les partis politiques, cela reste des expériences embryonnaires. Il ne faut pas les rejeter. Dans les partis politiques, il faut qu'il y ait une revendication démocratique, car des dirigeants ont tendance à monopoliser la décision et à mener le jeu en solo. La presse algérienne indépendante, née il y a 18 ans, arrive à l'âge de la majorité. Réussit-elle à tenir son rôle essentiel qui est l'information ? Elle n'est pas tout à fait majeure. Elle n'a que 18 ans. Elle est devenue indispensable. Dans notre environnement social, la presse a une bonne place. Maintenant, quelle est sa liberté de manœuvre par rapport aux lobbies du pouvoir et au système de contrôle, car nous savons que le régime a mis en place un système de contrôle souterrain. C'est une question à se poser. Et, là aussi ça va être une lutte. La presse indépendante est un acquis qu'il faut sauvegarder et chaque fois que c'est nécessaire, tous les démocrates doivent se mobiliser pour la défendre.