Au pays du mollah Omar, on n'aurait pas vu pire. Six personnes ont été condamnées à Biskra, la veille de l'Aïd, à quatre ans de prison ferme et 100 000 DA d'amende chacun pour « non-respect du Ramadhan ». L'information est passée inaperçue tant l'attention était focalisée sur les inondations tragiques de la vallée du M'zab. Les personnes ont été arrêtées en possession de produits alimentaires pratiquement le quinzième jour du mois de Ramadhan, puis relâchées. Devant le juge, elles ont reconnu les faits, sans doute parce qu'elles étaient loin de supposer un aussi lourd verdict. Une sentence, c'est le moins que l'on puisse dire, qui a surpris tout le monde. La Ligue de droits de l'homme (LADH), les correspondants locaux de la presse nationale... Non seulement parce que c'est la première fois que le fait de ne pas jeûner durant le Ramadhan est considéré comme un délit passible de prison, mais aussi par l'artifice recherché pour arriver à une telle condamnation. Jamais au grand jamais, depuis que l'Algérie est l'Algérie, la non-observation du jeûne, même si celui-ci est un des cinq piliers de l'Islam, n'a jamais été réprimée par la loi. Pourquoi le serait-il chez nous ou dans d'autres pays musulmans où la tolérance religieuse est officiellement affirmée ? D'ailleurs, toutes les Constitutions qui ont été adoptées depuis 1962 en Algérie ont reconnu le principe de la liberté du culte, même si l'Islam est proclamé religion d'Etat. Alors, comment un juge du tribunal de Biskra a-t-il condamné des personnes qui étaient « en possession d'aliments » avant l'heure du f'tour, de la rupture du jeûne, puisque le fait de posséder un casse-croûte dans la journée n'est pas un délit au regard de la loi, contrairement à la drogue ou aux autres substances prohibées ? Une situation qui n'est pas sans rappeler de l'affaire Habiba K. de Tiaret condamnée, elle aussi en première instance, pour « prosélytisme religieux » parce qu'elle était en possession d'une Bible ou de plusieurs ; qu'importe. Elle aussi a été arrêtée en « flagrant délit » dans un bus, quelque part entre Tiaret et Oran. Etrange endroit pour faire du prosélytisme, il faut l'avouer, et qui donne à cette affaire un caractère plus que rocambolesque qui n'a rien à envier en matière de ridicule au plus triste canular. N'empêche que rien n'a fait reculer nos zélés « redresseurs de torts » qui se sont efforcés de nous faire croire que le pays tout entier serait menacé par une campagne d'évangélisation menée à partir de l'étranger et dont les objectifs seraient de semer le doute dans les consciences des Algériens et le trouble dans leur foi musulmane. Sans la vigilance de ces fieffés redresseurs, on a du mal à imaginer quelle aurait été la surprise des dirigeants de ce pays, s'apercevant un beau matin que la majorité ou la totalité des citoyens a été évangélisée à partir de l'étranger ! Le pays serait tout simplement, de la manière la plus absurde, « ingouvernable ». Ouf ! On est passé à deux doigts d'un tsunami d'un nouveau genre. Quant aux six malheureux citoyens surpris en possession de denrées alimentaires, en train de jouer aux cartes dans un jardin public à Biskra, leur sort a été scellé aussi facilement que l'a été celui de Habiba K., il y a quelques mois. Car il est encore plus difficile d'imaginer un flagrant délit de jeux de hasard prohibés par le Code pénal non pas un tripot clandestin, mais bel et bien dans un jardin public au centre-ville de Biskra. Mais le plus absurde, dans cette affaire, c'est que ces malheureux joueurs affamés ont été condamnés en vertu d'une disposition du code pénal qui régit ce que l'on appelle le délit de presse, la hantise des journalistes algériens depuis 2001, année où Ahmed Ouyahia, alors ministre de la Justice, a décidé de durcir davantage le code de l'information dans son caractère coercitif en matière de diffamation en introduisant de nouvelles dispositions dans le code pénal. Et plus exactement en y ajoutant le fameux article 144 bis qui porte comme intitulé : « Outrage et violence contre les fonctionnaires et les institutions de l'Etat. » L'alinéa 2 dudit article stipule ainsi : « Est puni d'un emprisonnement de 3 à 5 ans et d'une amende de 50 000 à 100 000 DA quiconque offensera le Prophète ou l'un des envoyés de Dieu ou dénigre les dogmes ou préceptes de l'Islam, que ce soit par voie d'écrit ou de dessin, de déclaration ou tout autre moyen. Les poursuites sont engagées par le ministère public. » En l'occurrence, le juge de Biskra, loin de considérer ces six joueurs de belote qui avaient choisi de ne pas jeûner ce jour-là, comme des journalistes, a semble-t-il estimé que ces malheureux citoyens ont offensé un des principes de l'Islam. Encore faut-il prouver que l'inobservation de ce précepte est considéré comme une offense aux principes de l'Islam... Un tel précédent a un caractère dangereux. C'est la porte ouverte à d'autres dérives. On peut imaginer demain un autre juge condamnant d'autres personnes arrêtées au moment de la prière du vendredi dans la rue, au lieu d'être à la mosquée ! Rien ne pourra, après la condamnation de Biskra, empêcher le juge de considérer que l'inobservation de ce précepte religieux est en soi une offense réprimée lourdement par la loi. La société souffre de bien d'autres phénomènes que sont la délinquance au quotidien, le grand banditisme, qui sollicitent l'attention des juges de la République, des législateurs et des pouvoirs publics, y compris à Biskra ou Tiaret, plutôt que de s'arrêter sur ce genre d'affaires qui ne font que jeter le discrédit sur les institutions du pays.