Le chef de l'Etat libanais sera marqué par son parcours de militaire. Il est en train d'éliminer, les unes après les autres, toutes les poches de conflit avant d'aller à l'essentiel, c'est-à-dire réunir les Libanais, leur redonner confiance et les remettre au travail. Beyrouth. De notre envoyé spécial A ce titre, il préfère prendre toutes les précautions, et ce, d'autant plus que le terrain sur lequel il opère est semé d'obstacles. Il doit alors détester les compliments ou les prendre pour ce qu'ils sont, des messages. Comme celui que lui a adressé, il y a quelques jours, le secrétaire général de l'ONU. A Michel Sleimane qui a fait le déplacement à New York afin de mettre fin à une vacance depuis que le Conseil de sécurité avait pris position sur la crise libanaise en adoptant en octobre 2004 la fameuse résolution 1559, Ban Ki-moon a tout simplement révélé les résultats d'un sondage par son institution auprès des Libanais. Ce qui est extrêmement rare, puisque pour tout dire, cela ne fait pas partie de ses prérogatives. Il ne lui revient pas de mesurer l'audience des chefs d'Etat des pays membres. Pour ce qui est du sondage en question, il révèle que 75% des Libanais sont avec le président Michel Sleimane. Un tel score, en si peu de temps, et avec une population qui ne constitue pas l'électorat de la présidentielle, puisque le président est élu par le parlement, soulève des questions, ou plutôt une seule. Et Michel Sleimane a bien compris le message. C'est une mission que les Libanais lui ont confiée et rien d'autre, avec un pays confronté à des crises multiples où les bonnes nouvelles sont rares. Dans ce paysage flou sinon opaque, les Libanais ont, tout de même, eu droit à une bonne nouvelle : la Syrie et le Liban ont établi des relations diplomatiques, mercredi, pour la première fois depuis la proclamation de leur indépendance, il y a plus de 60 ans. Le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Mouallem, et son homologue libanais, Fawzi Salloukh, en visite à Damas, ont signé un communiqué commun « annonçant le début de relations diplomatiques entre la République arabe syrienne et la République libanaise à partir du 15 octobre 2008 ». Le communiqué réaffirme « la détermination des deux parties à renforcer et consolider leurs relations sur la base du respect mutuel, de la souveraineté et de l'indépendance de chacun en préservant les relations fraternelles privilégiées entre les deux pays frères pour répondre aux aspirations des deux peuples ». Pour la première fois depuis son indépendance en 1943, le Liban va accueillir une ambassade syrienne. Plus qu'une page qui est tournée, c'est un volumineux dossier qui sera désormais rangé. Mais le feuilleton syro-libanais prendra-t-il également fin, lui qui a alimenté bien des chroniques et fait et défait bien des carrières politiques ? Dans ce pays, on ne récuse pas l'étiquette de pro ou antisyrien ou autres. Une bonne nouvelle Contrairement à son prédécesseur, le président Sleimane voyage beaucoup. Mais pour la bonne cause comme on dit. en ce sens, il donne l'impression d'agir selon la logique des cercles concentriques. On se souvient que lors son premier déplacement effectué en Syrie, il avait procédé avec son homologue syrien à la normalisation des relations entre les deux pays. Il s'est ensuite rendu au siège des Nations unies à l'occasion de la nouvelle session de l'Assemblée générale, rompant ainsi l'ostracisme qui frappait le Liban et surtout son président de l'époque, accusé d'avoir forcé la main aux députés pour prolonger son mandat de deux années, déclenchant ainsi la crise politique et institutionnelle dans son pays. Mais personne n'ira jusqu'à dire que c'était là le facteur déclenchant la vague d'assassinats politiques comme celui de l'ancien premier ministre Rafic Hariri, en février 2005. c'est tout récemment qu'il vient de rentrer d'Arabie Saoudite, où, très probablement, les dirigeants des deux pays ont procédé à une mise à plat et ont eu une franche explication après la crise du printemps dernier durant laquelle le royaume saoudien, persuadé qu'il était l'objet de menaces, avait rappelé son personnel diplomatique en poste à Beyrouth. C'est ce qui a permis d'envisager autrement les relations entre les deux pays avec l'appel de M. Sleimane aux investisseurs saoudiens avec une réponse positive du souverain saoudien. Une manière de renvoyer la balle dans le camp des Libanais afin qu'ils prennent en charge leurs propres problèmes et mettre fin à une guerre sans nom. Une guerre des mots et également psychologique. Car, l'ancien général Michel Aoun, principal dirigeant chrétien de l'opposition parlementaire libanaise assurant, depuis Téhéran, que l'Iran œuvrait en faveur de l'unité du Liban. « L'Iran n'a jamais aidé un parti libanais contre les autres », a assuré M. Aoun. Trop de discours battus en brèche. Mais où est la vérité dans tout cela ? Certainement pas dans les rumeurs distillées également par les ambassades étrangères qui, à travers les warning travel, ces fameux bulletins normalement destinés à leurs ressortissants, arrivent jusqu'aux Libanais et leur annoncent des flambées de violence. Des dates ont même été fixées et fort heureusement cette violence n'a pas eu lieu. Ou encore par ces médias qui croient connaître le contenu du prochain rapport de la commission de l'ONU chargée de l'enquête sur l'assassinat de Rafic Hariri et qui prévoient un cataclysme. A vrai dire, les Libanais sont perturbés par ces rumeurs, ils ne peuvent ne pas y croire, nous assurent-ils. Précaution élémentaire, ou instinct de survie. C'est ce qui les guide dans la vie de tous les jours. Et la mission de Michel Sleimane, telle que voulue par les Libanais à travers le sondage de l'ONU, est de mettre fin à ce climat ni guerre ni paix, de redonner confiance aux Libanais, eux qui vivent au jour le jour. Comme ceux qui s'endettent pour se faire plaisir. Donc, nous assure-t-on, l'étalage des signes extérieurs de richesse est factice. Un leurre. Effectivement, il nous a été donné de constater le nombre élevé de voitures de luxe, de boutiques de même standing et de cet argent qui coule à flots. L'argent des autres dira-t-on, ceux qui viennent remplir les casinos, des étrangers essentiellement. Le Libanais vit même au-dessus de ses moyens. Il est guidé par un instinct de survie d'autant plus fort qu'il est ballotté par les rumeurs provenant même des milieux qualifiés de sérieux. « En vingt-cinq années de guerre (toutes périodes confondues ndlr) nous dit Manel, d'autres peuples auraient certainement perdu pied ou sombré dans le désespoir, ce qui n'est pas notre cas. » Mais attention à la vérité, nous prévient-on. Car, 35% de la population vit endessous du seuil de pauvreté. Un million de Libanais a quitté le pays durant ces dernières années, en quête de travail ou de conditions de vie plus clémente. Clara, une jeune Libanaise, trouve quand même le mot pour rire : « Si une fille veut se marier, elle doit chercher ailleurs, là où les jeunes Libanais ont choisi de s'établir. » En outre, apprendra-t-on, 26% du PNB libanais provient de l'extérieur. « Seule la Somalie fait pire », nous indiquera-t-on, comme pour souligner les piètres performances de l'économie libanaise. la diaspora libanaise, elle, a transféré environ sept milliards de dollars. Selon l'ancien ministre des Finances, Jihad Azrour, la croissance a été en 2007 de 4%, et cette année elle sera de 6%. C'est le pays le plus endetté par habitant au monde. La boucle est bouclée avec en conclusion une économie du tiers-monde, sauf que le Liban peut mieux faire s'il y a stabilité. C'est la conviction de Jihad Azrour, affirmant que son pays « refuse d'être l'épicentre des puissances de la région ». Celles-ci, dit-il, règlent leurs comptes alors que le Liban aspire à reprendre sa place dans la région. Il se gardera de mettre en cause le système politique libanais toujours basé sur le Pacte national de 1943 et qui répartit le pouvoir sur la base confessionnelle, ce que ne niera pas l'universitaire Walid Arbid qui affirmera au contraire que « le système est confessionnalisé jusqu'à l'os ». D'aucuns diront jusqu'à la moelle. Mais c'est un aveu tout de même et il renseigne sur la nature des blocages et à quel point la situation politique au Liban échappe aux règles classiques de représentation et d'évaluation. Il se trouve que les Libanais, certainement lassés par une telle situation, n'ont plus la langue dans la poche. Ils vont bien au-delà de ce que permet cette répartition d'un pouvoir, en affirmant que le pays a été partagé lui aussi, il faut comprendre par là de ses richesses. Ce qui semble excessif. Aux limites d'un système Dans cette situation, les partenaires ont eux aussi leur point de vue. C'est le cas de Patrick Laurent, ambassadeur de l'Union européenne en poste à Beyrouth. Selon lui, si le Liban va mal, c'est à cause du confessionnalisme et des ingérences extérieures. Il ajoutera que « les forces d'unification sont encore faibles ». Et parmi elles, soulignera-t-il, « le président Michel Sleimane a sa vision unificatrice du Liban ». Mais la solution, nous apprendra-t-il, passe par une réforme électorale profonde, ignorant de ce fait le système en place. « Cette réforme est essentielle, sinon le pays va se débattre dans des affres dans lesquels il est entré en 1975 et desquels il n'en est pas tout à fait sorti. » Pour l'ambassadrice de Grande-Bretagne au Liban, « il n'y a pas d'horizon. On vit au jour le jour... On ne peut pas faire de projet à long terme dans un pays où il n'y a pas de stabilité », en ajoutant que l'évolution de la situation au Liban dépend de plusieurs questions ou d'acteurs comme Israël, l'Iran, les élections américaines et la Syrie). Mais plus tard, et sous couvert d'anonymat, un diplomate européen nous dira : « il est difficile de faire confiance à la classe politique libanaise. » D'une manière générale, les Libanais reconnaissent qu'ils n'ont aucune perspective et comptent sur le président Michel Sleimane pour leur en dessiner une. Par ailleurs, qu'en est-il des relations entre les différentes communautés quand le discours ambiant fait la promotion de la modernité et de la démocratie ? Elles se côtoient et aspirent à vivre comme elles l'ont toujours fait. Sans cette sale guerre. Mais, nous dira-t-on, comme pour souligner ce lien manquant, il n'y a toujours pas de mariage mixte ou plus précisément entre gens de religions différentes. Seul le mariage civil est toléré, mais il doit être célébré à l'étranger. Et encore, comme le divorce peut coûter cher, beaucoup n'y songent même plus. Puis, l'instinct grégaire est encore plus fort, y compris dans la nouvelle génération, et pourtant, le multiconfessionnalisme est visible dans des quartiers cossus, il est vrai. Seul Ahmed fait mieux dans son établissement situé dans le quartier de Hamra. « No religion, no politics » recommande-t-il à ses clients. Et ces derniers font l'effort et s'offrent du bon temps. Un tel instinct se manifeste aussi par les armes. Une telle question n'a pas été réglée et le trafic d'armes n'a jamais cessé, nous apprennent de nombreux Libanais. La question est importante car elle est déterminante dans tout processus de relance, puisque l'économie libanaise est basée sur le commerce, le tourisme et les services, et ces trois éléments ne sont viables que s'il y a stabilité. L'équilibre précaire instauré depuis 1990 est aussi un facteur de blocage puisque l'Etat n'a pu mener les réformes qu'il s'était engagé à faire, en raison des querelles politiques. Plus simplement apprendrons-nous, des chefs politiques refusent de voir des gens de leur communauté réduits au chômage. Ce qui explique cet instinct grégaire, ou à l'inverse la force des chefs politiques. Au bout du compte, l'Etat qui fonctionne selon les lois de 1960, est lui-même l'otage du statu quo. Ce qui redonne alors de l'importance au fameux sondage de l'ONU. Et depuis les derniers événements, assurent les analystes libanais, le centre du pouvoir, ou encore « le pouvoir exécutif s'est déplacé vers M. Sleimane, parce qu'il est le président consensuel ». Toutes les tendances en sont persuadées. c'est sous de tels auspices que s'annonce le dialogue interlibanais initié par le chef de l'Etat, en vue de l'élaboration d'une « stratégie de défense nationale ». D'aucuns y verront l'examen de l'armement du Hezbollah, officiellement le seul à avoir conservé son arsenal, une version démentie par les faits. C'est le pari pour l'avenir. De nombreuses forces libanaises ont compris que le statu quo était intenable et que la guerre n'était plus un recours. Celle de 1975-1990 a été un véritable massacre, sans vainqueur ni vaincu. Ou si, le Liban et sa mosaïque brisée à coups de canon et de tueries. Des « aménagements » ont été apportés à la situation intérieure par une série de coups de force, les plus pacifiques étant les sit-in et autres manifestations dans les places publiques. Des alliances se sont nouées, et la Syrie devrait cesser d'alimenter les discours quels qu'ils soient. Des obstacles étant normalement levés, l'Etat libanais cessera-t-il alors d'être l'otage du statu quo pour enfin se consacrer à des tâches plus ordinaires ?