Ville de deux fleuves, Lyon était aussi la ville des deux collines, celle « qui prie », Fourvière, avec sa basilique et ses nombreux couvents et celle « qui travaille », la Croix-Rousse où vivaient les Canuts, ouvriers de la soie qui ont enrichi la ville et dont les révoltes ont toutes été férocement réprimées. Pôle intellectuel et artistique de la Renaissance, elle est aussi la ville qui se prévaut d'être cinq fois capitale : des Gaules, de l'imprimerie, de la soie, de la gastronomie et de la Résistance. Elle dispose d'un patrimoine considérable et a réussi notamment à faire classer près de 450 hectares de son centre au patrimoine de l'humanité. Elle possède la deuxième collection de peinture de France après le Louvres, ainsi que plusieurs musées prestigieux, une Maison de la Danse, un Opéra à l'architecture extraordinaire signée Jean Nouvel, etc. La ville de la poétesse Louise Labé est devenue celle des sièges d'Interpol et d'Euronews, symboles de son ambition européenne, récemment contrecarrée par l'élection de la capitale européenne de la culture 2013, qui a vu Marseille l'emporter. Cette déconvenue est sans doute venue réveiller une vieille blessure : celle d'avoir donné le cinéma au monde par les frères Lumière (bien que ce soit un autre Français, Léon Bouly, qui ait inventé en 1892 le procédé) pour en être aujourd'hui quasiment écartée. Eclipsée en la matière par Cannes, Deauville, Avoriaz et tant d'autres évènements en France et dans le monde, Lyon n'avait pour exprimer sa paternité que l'Institut Lumière, excellente mais trop discrète enseigne. Elle s'apprête enfin à réagir avec un « festival de portée mondiale », dont la première édition est prévue pour 2009. Il s'agit de se démarquer des autres festivals. Depuis un an, Thierry Frémeaux, directeur artistique du festival de Cannes, ancien de l'Institut Lumière, planche sur la question. Parallèlement, la ville encourage les gros tournages. Seize ont eu lieu en 2007, les réalisateurs découvrant que l'on peut y filmer « plus à l'aise qu'à Paris » et pour moins cher. Pour sa part, la banlieue de Villeurbanne s'apprête à inaugurer deux grands studios de cinéma. Une autre paternité que Lyon entend signifier est celle de sa contribution aux nouvelles expressions. Dans les années soixante-dix, elle fut un centre actif de la musique rock et, avec la montée de la deuxième génération d'émigrés, elle a vu naître en ses murs le mythique groupe « Carte de Séjour », animé par Rachid Taha. Le hip-hop et le slam, porté par des artistes singuliers, y ont trouvé quelques motifs d'épanouissement. Signe fort : l'ouverture en décembre d'un centre de hip-hop à Bron dans d'anciens hangars de 800 m2. Doté d'un budget d'investissement de 2,45 millions d'euros, il a été confié à Mourad Merzouki, connu en Algérie pour avoir monté en 2003 au TNA (à l'initiative de Ziani-Chérif) deux spectacles avec sa compagnie Käfig et de jeunes danseurs et danseuses d'Alger et de Batna. Ce faisant, Lyon entend rompre davantage avec son image de ville conservatrice, sinon « ringarde » pour les médisants. Une stratégie culturelle se dessine dans deux directions, apparemment paradoxales, mais que l'on se fait fort de concilier : la poursuite de la riche veine patrimoniale et une ouverture accélérée vers les expressions contemporaines. Ces dernières portent en elles un autre enjeu, celui de l'intégration du potentiel créatif des jeunes de banlieue, issues de nationalités diverses où les Algériens forment un groupe ancien et important. De père marocain et de mère algérienne, Nassreddine Hassani est né en 1962 à Oujda, à l'époque, précise-t-il, « où cette ville était un haut lieu de la lutte anticoloniale ». Maîtrise d'anglais à Oujda, séjour en Angleterre puis à Lyon pour un DEA, une thèse inachevée en civilisation américaine et, finalement, un choix de vie. Poète et musicien, il a créé en 1990 un groupe de musique irlandaise, l'une de ses grandes passions avec la littérature arabe et amazighe. En mars dernier, il est élu conseiller municipal délégué à la culture, la vie associative et les fêtes de Vaulx-en-Velin, ancien centre industriel et, en conséquence, vieux fief de la communauté maghrébine. Pour Nassreddine, « la culture algérienne est très présente à Lyon et ce, depuis longtemps par des jumelages, des échanges entre les associations des deux rives, et des artistes algériens qui tournent souvent en France... On peut dire que malgré les conflits et les incompréhensions de l'histoire, le désir de nouvelles bases dans les relations entre les deux pays, continuent à travers la communauté algérienne en France. Un exemple : pour le bicentenaire de la naissance de l'Emir Abdelkader, des débats et conférences ont été organisés et une rue lyonnaise porte désormais le nom de l'Emir ». Nawal Bab-Hamed, récemment élue dans le 1er arrondissement de Lyon, au même poste que Hassani, relève d'abord que le consulat algérien ne dispose pas d'un service culturel. Elle ajoute que « la culture algérienne institutionnelle proposée par l'Algérie, n'a quasiment pas de présence à Lyon ». Née en 1981 à Dijon, Nawal a grandi en Oranie où elle a obtenu son bac. En 1999, sa famille s'installe à Lyon. Alors qu'en Algérie, elle rejetait « violemment » sa culture d'origine, elle s'oriente vers un DEA en littérature et civilisation arabo-musulmane, option histoire de l'art, « probablement en quête d'une réconciliation identitaire ». Elle poursuit avec un DESS en sociologie appliquée au développent local-option culture. Après différentes phases de militantisme associatif, on lui propose d'intégrer une nouvelle génération d'élus représentant la diversité, ce qu'elle accepte à condition de ne pas être en charge de la lutte contre le racisme ou la discrimination à l'encontre des femmes, « histoire d'éviter les stéréotypes ». En l'absence de culture institutionnelle, elle note que « les pratiques populaires sont bien présentes mais s'inscrivent dans un esprit grégaire et communautaire ». Elle ajoute : « L'Algérie n'étant pas une destination touristique, on l'aborde souvent d'un point de vue relatif à l'histoire coloniale. Le pays est mis à l'honneur quand il s'agit de travaux sur l'histoire ou les mémoires urbaines (colloques sur le quartier de la Guillotière, l'Emir Abdelkader ou la littérature maghrébine francophone…). » Pour Nawal Bab-Hamed, le handicap touristique de l'Algérie peut cependant devenir avantageux : « Ce qui me semble intéressant, par rapport au Maroc ou à la Tunisie, c'est que l'Algérie reste relativement peu abordée de manière exotiste ou orientaliste, ce qui laisse la place à des actions plus profondes, type développement culturel ou touristique durable ». Intra et extra communauté La participation de la communauté algérienne et maghrébine en général à la vie culturelle de la ville est « énorme » selon Hassani. « D'abord, précise-t-il, la différence entre les Algériens et les autres Maghrébins n'est pas si évidente puisque les mariages mixtes sont nombreux. Il y a plus de mariages entre Maghrébins en France qu'au Maghreb ! Ensuite, il faut distinguer les artistes qui ne jouent que pour la communauté et ceux qui se mélangent aux autres dans différentes disciplines. Ils couvrent tous les domaines et c'est tant mieux. Je ne vais pas en citer car je les connais quasiment tous et je ne veux pas faire de jaloux. » Nawal affirme pour sa part : « J'entends souvent dire de la part des « français » dans les milieux culturels militant dans le sens de l'inter-culturalité : les gens pour qui nous faisons ceci ou cela ne sont jamais là ! Le public maghrébin qui participe, quand il participe, c'est un public principalement féminin, mais c'est le cas de toute pratique socioculturelle en France, pour des raisons sociologiques multiples ». Les manifestations maghrébines sont-elles l'occasion d'échanges avec les autres ou seulement des retrouvailles entre gens d'une même communauté ? Hassani positive : « Les deux. Et cela constitue une richesse puisqu'il y a l'aspect très traditionnel, pour perpétuer les us et coutumes du pays, et puis des échanges intercommunautaires qui relèvent du désir d'aller vers l'autre. » Pour Bab-Hamed, la distinction s'opère dans la démarche : « A mon sens, il y en a deux. D'un côté, la démarche culturelle, à l'exemple de l'Institut Lumière qui propose des rétrospectives de cinéma du Maghreb. On n'y voit pas ou peu de Français d'origine maghrébine. D'un autre côté, la démarche communautaire et je pense à des manifestations types concerts raï ou grandes fêtes de mariages, qui sont plutôt des lieux de retrouvailles intracommunautaires que des temps d'ouvertures. Cheïkha Remiti, figure emblématique du raï, est venue plusieurs fois à Lyon, mais aucun hommage ne lui a été rendu ici, ni de son vivant, ni à son décès ». Nawal cite une expérience qu'elle mène avec une association de cinéma et qui a permis, par la projection en plein air de grands films classiques arabes, d'attirer dans le quartier maghrébin de la Guillotière un public « multiculturel, intergénérationnel et mixte » d'environ 300 personnes par séance. Les nuances et différences de points de vue entre ces deux élus reflètent aussi la personnalité de leurs territoires. Nassreddine note qu'avec un planétarium, un centre culturel, un conservatoire et plusieurs associations, Vaulx-en-Velin est « une ville de 40 000 habitants où une cinquantaine de nationalités se côtoient et notre désir, c'est que chacun trouve sa place pour mieux vivre ensemble dans le respect des cultures individuelles ou collectives, au sein de la même République ». Le melting-pot de cette grande commune périphérique de Lyon est en effet une réalité étonnante et parfois impressionnante. Nawal Bab-Hamed tient d'abord à cadrer sa présence dans une équipe municipale qui couvre le cœur de la ville : « J'ai été élue en tant que Lyonnaise de gauche au service des Lyonnais. J'insiste sur ce point car il est par moment très difficile de légitimer sa présence, au-delà du fait d'être à la fois jeune, femme et Maghrébine, ce qui est parfois une triple peine dans un monde qui stimule la politique marketing ! » Ce positionnement l'amène à définir ainsi son rôle : « J'ai pour mission de soutenir des actions culturelles, institutionnelles et non institutionnelles, fédérant des partenaires et des publics, notamment des zones urbaines économiquement et socialement fragiles. C'est une sacrée responsabilité et une expérience inouïe que d'être adjointe au maire, en charge de la culture dans le 1er arrondissement de Lyon, historiquement effervescent et dont la densité et la créativité artistique sont reconnues. Je siège également à la communauté urbaine de Lyon. » On notera que ces deux jeunes élus de communes importantes ne sont pas issus de l'ancienne souche de l'émigration mais ont grandi dans leur société d'origine. Porteurs de la culture maghrébine dont ils maîtrisent les expressions et pratiquent les langues, ils montrent que les facteurs d'une bonne intégration ne résident pas dans l'ignorance de soi ou un nihilisme des origines. Tous deux apparaissent au contraire comme d'excellentes interfaces entre une société française, tentée par toutes les frilosités — angoisse de son devenir et peur de l'Autre — et des masses de jeunes issus de l'émigration, socialement déclassés et souvent déconnectés à la fois de la culture française et de celle de leurs parents. Nawal, Nassreddine, et leurs semblables à travers la France, peuvent jouer là un rôle essentiel. A condition que les ségrégations et les tensions dites communautaires, ne s'aggravent pas et que leurs pays d'origine décident enfin de diffuser régulièrement en France des programmes culturels de qualité en mesure de ressouder une identité de référence dans les communautés et de permettre à ces dernières d'aller vers les autres. Qui ne se connaît pas ne peut connaître l'Autre. Cela est valable à Lyon comme ailleurs.