Les blessures de l'atteinte restent vives même si le temps donne l'illusion de les avoir cicatrisées. En octobre 1963, la prestigieuse revue Les Temps modernes publiait un long entretien accordé par Mostefa Lacheraf à B. Brumagne. Entre autres questions posées à l'auteur d'Algérie société et nation, figurait celle de savoir ce qu'il pensait de la littérature algérienne d'expression française. Mostefa Lacheraf fut on ne peut plus clair à cet égard. Globalement, la littérature algérienne ne trouvait pas grâce à ses yeux, et davantage encore il n'éprouvait pas une sympathie débordante pour les écrivains de l'époque, à l'image de Malek Haddad ou Assia Djebar dont il estimait qu'ils n'avaient rien compris à la société algérienne. Mostefa Lacheraf plaidait même la thèse que de tels auteurs devaient être démythifiés. Parmi les auteurs jugés par Mostefa Lacheraf dans cet entretien, il y avait également Mourad Bourboune, jeune écrivain qui venait tout juste de publier son premier roman Le Mont des genêts. Mostefa Lacheraf traitait ni plus ni moins Bourboune d'être un pâle imitateur de Kateb Yacine, l'accablant par ailleurs de critiques particulièrement sévères. Quarante ans plus tard, il apparaît à l'évidence que le très jeune Mourad Bourboune ne méritait ni cet excès d'honneur ni cette indignité. la cuisse d'homère Qu'était-il alors pour que soient justifiées des attaques aussi vives contre sa personne et son œuvre à peine commençante ? N'était la publication de son premier roman, Bourboune était un quasi-inconnu. Ce Jijeli, né en 1938, ne manquait pas, sur un autre plan, de mérite personnel. Il avait mené des études brillantes à Constantine, Tunis, et Paris. Tunis, il y était revenu en 1958, au plus fort de la révolution armée, et entre autres activités il avait joué dans la pièce de Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé. Bourboune a donc 24 ans lorsque il publie Le Mont des genêts. Ce n'est bien évidemment pas Nedjma. Mais en matière de roman, qui peut dire, à commencer par Kateb Yacine, qu'il ne sort pas un peu de la cuisse d'Homère. En un mot comme en mille, Le Mont des genêts n'est qu'un premier roman. Quarante ans plus tard,on se dit que c'était alors comme si, à la même période, Jean-Paul Sartre avait tiré à boulets rouges sur un écrivain débutant alors qu'en toute logique le grand philosophe ne pouvait polémiquer qu'avec un penseur de son rang. Bourboune, à cette période de sa vie, n'avait pas l'épaisseur institutionnelle et historique de Mostefa Lacheraf. Mais à vingt-cinq ans il creusait son sillon. Président de la commission culturelle créée par le FLN, il avait contribué à la publication de Novembre, revue culturelle qui n'aura plus d'équivalent en Algérie après avoir cessé de paraître. Bourboune assumait aussi des responsabilités au sein du gouvernement en tant que directeur de cabinet du ministre du Travail et des Affaires sociales, Bachir Boumaza. A tous ces titres, l'homme n'en était qu'au début du chemin. Mais un écrivain ne sort pas vraiment indemne d'une dénonciation aussi forte que celle de Mostefa Lachera, dans Les Temps modernes, et on peut imaginer que Bourboune a éprouvé la dureté des coups ainsi portés. En Algérie où les étiquettes sont récurrentes, dire de quelqu'un qu'il est un imitateur, c'est suggérer la thèse du plagiat. Or, bien évidemment, Le Mont des genêts et Nedjma n'ont rien de commun. Mais la sentence implacable était là et elle a pu fausser la perception des choses. un univers poétique non sans panache Bourboune sortit par la suite un deuxième roman, Le Muezzin, mais il avait quitté le pays pour s'engager dans une carrière de journaliste. Le romancier ne masquait pas en fait le grand poète qui avec Le Muezzin bègue, mais aussi et surtout avec Le pèlerinage païen fait étalage d'un saisissant panache. Mais Mourad Bourboune, comme bien d'autres avant lui, n'était pas prophète en son pays. Quel aurait été son destin littéraire si son élan n'avait pas été contrarié par les jugements intempestifs, par l'exil, par ces atteintes dont le cœur de tout être ne se remet pas, même si le temps qui passe donne l'illusion que les blessures de la vie ont été cicatrisées. Bourboune, c'est d'abord un itinéraire qui a été contrarié par la conjonction des idées reçues et d'une tentation exclusive qui lui déniait quelque part le droit d'écrire. L'épisode est néanmoins révélateur de ce que fut le carcan de la pensée unique et du politiquement correct. A travers l'exemple de Mourad Bourboune, on pense au grand écrivain russe Mikhaïl Boulgakov, auteur du chef d'œuvre qu'est Le Maître et Marguerite et qui fut persécuté par les puissants de son époque au point d'être acculé au dénuement. De bonnes âmes s'en émurent et allèrent intercéder en sa faveur au-près de Staline lui-même. Le petit père des peuples, dans un geste de mansuétude, nomma Boulgakov régisseur dans un théâtre moscovite, celui-là même où étaient représentées les pièces du romancier dramaturge avant qu'il ne tombe en disgrâce. Les systèmes, dans l'espace et le temps, se ressemblent en cela qu'ils sont broyeurs des espérances et qu'il y a une idéologie terrible qui consiste à ne pas aimer les têtes qui dépassent.