Mostefa Lacheraf était entré, de son vivant, dans la légende héroïque de ces grands Algériens qui ont accompli leur destin avec un naturel si aisé, si confondant qu'ils y semblaient en fait prédestinés. Mostefa Lacheraf paraissait être né, ce qu'il est devenu, un Algérien d'exception dont le formidable renom a eu un quasi effet d'auréole qui a toujours illuminé son personnage. De quelque côté que l'on aborde cette personnalité hors du commun, on ne pourra cependant jamais définitivement la résumer, car dans le même temps, évoquer Mostefa Lacheraf, c'est souligner combien il échappe à la classification parcellaire. Il a été, en effet, le chef historique dont la figure est si étroitement liée à la révolution algérienne, il a été l'homme politique qui, en charge du sensible ministère de l'Education — dans le gouvernement de feu Houari Boumediene —, eut la volonté d'y apporter des réformes qui lui valurent les imprécations des conservateurs. Mais Mostefa Lacheraf a été aussi, et surtout, le penseur qui a exploré avec une acuité de regard et une finesse incisive la culture et la sociologie algériennes. Auteur, on lui connaît ce chef-d'œuvre absolu avec lequel il entre dans le domaine fécond des idées universelles : Algérie, nation et société. Et tout autant que ses idées ont pu exercer leur part de déterminante influence dans l'accès au savoir-vrai, c'est le style Lacheraf qui vaut d'être enseigné. En lui, l'Algérie tient un immense écrivain qui, dans des disciplines d'écriture aussi rigoureuse et exigeante que celle de l'histoire du nationalisme, a donné aux mots la connotation du plaisir. L'écriture a été pour Mostefa Lacheraf une aventure humaine aussi forte, aussi prenante, aussi entière que l'engagement politique. Le nationaliste fervent et l'intellectuel encyclopédique ne se sont jamais exclus en lui. A telle enseigne que Mostefa Lacheraf put être assimilé un temps à une stature d'idéologue, peut-être aussi de gardien du temple. Pour tout dire, c'est un raccourci qui fait l'impasse sur un tempérament polémique dont il donna la mesure dans l'entretien qu'il accorda, peu après l'indépendance de l'Algérie, à la revue française Les Temps modernes que dirigeait le philosophe Jean-Paul Sartre. Mostefa Lacheraf, il est bien vrai, pratiquait sans vanité affectée le parler vrai. Alors, quelle image impose aujourd'hui cet homme ? Celle de l'adéquation avec la complexité de son époque. Mostefa Lacheraf a pu être le chef historique, l'intellectuel de haut rang que le monde entier connaît, parce que sa personnalité a été forgée au souffle surhumain du grand bouleversement de l'histoire qu'a suscité le 1er Novembre 1954. Il était, sans affectation, l'enfant de ce pays généreux dont il était épris de poétique passion et dont il aima, comme nous l'a si brillamment rappelé son sublime Des noms et des lieux la moindre pierre : Mostefa Lacheraf pouvait décliner en quelques lignes admirables l'onyx et le basalte. Il y avait évidemment en lui un grand poète dont l'expression se rattache à une connaissance intime de ce pays merveilleux et de son peuple qui expliquent et justifient son itinéraire de combattant et d'intellectuel. En cela, et pour cela, Mostefa Lacheraf est un grand Algérien.