Qui se souvient de son enfance ? C'est ce que semble nous crier, en la racontant, Assia Sadoun-Chaïb-Draa. Le Salon du livre a fermé ses portes, je me retrouve avec des livres offerts par quelques maisons d'édition qui ont saisi, enfin, l'importance de faire parler de leurs livres. En tant que lecteur assidu et « critique », je me réjouis de cette pratique qui s'instaure de plus en plus au gré des rencontres littéraires. Une dizaine de livres égayant ma table, me voilà confus et hésitant ne sachant par quel livre commencer. J'opte pour La singerie de Sidi Fredj d'Assia Sadoun-Chaïb-Draa. Au fur et à mesure de la lecture, l'hésitation cède la place à la curiosité, l'émotion m'inhibe et je dévore les pages goulûment. Ce livre accroche, émeut et me fait revivre l'Algérie des traditions saines, du fromage de brebis sur la feuille de figuier et des conflits de voisinage qui étaient une excuse pour une quête de chaleur et d'amour que les pauvres s'offraient pour atténuer les privations et l'injustice. J'étais troublé par ce que raconte l'auteure qui nous parle plus qu'elle n'écrit : « Ma ville est une ville interdite, épiée, blessée par les fils barbelés posés par les soldats français venus du pays de la liberté. J'ai mal à la vue des barricades posées au bout d'une ruelle si pittoresque, chargée d'histoire et de culture… Ma Casbah souffre, ma Casbah pleure ses enfants portés disparus, à la suite d'une rafle, par défaut de présentation d'une pièce d'identité. » (page 93) Au terme d'une seconde lecture, plus méthodique, ma conviction était faite : j'avais là, entre les mains une œuvre de qualité, bouleversante de sincérité, pudique et honnête. Bien plus qu'un simple témoignage d'une vie, les textes qui se succèdent en tableaux défilent comme un diaporama. L'auteure, dont c'est le premier livre, nous introduit résolument dans sa famille en nous faisant promener, de Cherchell à La Casbah puis de Belcourt en Bretagne, selon les affectations de son père, fonctionnaire, et pour finir, dans les turbulences de la guerre de libération qui l'avaient marquée alors qu'elle avait douze ans. A cet âge rien n'échappe, tout est consigné et Assia Sadoun nous le fait revivre en nous transportant avec elle vers ce passé jonché de souvenirs épars, certains heureux, d'autres poignants, mais tous sincères : « Lors de la bataille d'Alger, les femmes, très efficaces, traversaient les barrages de parachutistes avec un panier plein d'armes, tenant leur enfant d'une main et l'autre portant le panier sous leur voile. » Fille d'Abderezak Sadoun et de Baya Ousaïdène, Assia est née d'un amour pudique, sincère et généreux, un amour d'époque. Elle est sortie de la cage thoracique de sa mère qui a subi les pires souffrances à la naissance. Son cri de délivrance natal semble ne pas avoir été amorti et se poursuit donc en un cri de témoignage. Elle est née dans le souffle, le soufre et le soft du fait d'une éducation toute bourgeoise au levain algérois saupoudré de turqueries. Son arrière-grand-père, Mohammed El Kébir, propriétaire terrien, marié à quatre femmes dont la dernière avait été « arrachée » à la Turquie, n'avait-il pas construit, avec ses propres deniers, la plus vieille mosquée de Blida : Djamaa Sadoun ? (page 15). Dans la première partie du livre, on pénètre donc une famille qui va se constituer puis proliférer à partir de cet ancêtre au milieu du XVIIIe siècle. Les choses de l'enfance sont incrustées en elle. C'est un passé qu'elle connaît et qu'elle gardait enfoui jusqu'à cette heureuse initiative de nous le « jeter à la face », comme pour nous dire : « Tenez, voilà ce que j'ai vu, voilà ce que j'ai vécu, bien fait, echchah ! » Aussi, poursuit-elle en nous racontant son grand-père, Baba Sidi, clerc d'avoué, sa femme Tamani la douce, son grand oncle Abdelkader envoyé à Cayenne en 1871, sa grand-mère Mao accaparatrice de sentiments et nœud gordien de la famille élargie puis, par un détour, les amours adolescentes de Baya et de Abderzak ses parents. On est saisi tout le long du livre par la musique des prénoms féminins virevoltants dans cette heureuse et noble famille : Baya, Assia, Rabéa, Zahida, Naciba, Yamina, Hamida, Wafia. Mon Dieu, que de filles et de femmes dans cette saga justifiant le mot du sociologue Bourdieu qui, après avoir étudié et compris le pays durant les années 1950, avait clamé et écrit : « L'Algérie, c'est la femme. » Dans ses descriptions de la vie dans La Casbah ou dans le détail du quotidien des femmes, Assia Sadoun nous rappelle ce que nos grands-mères nous racontaient : « J'ai toujours regardé — écrit-elle page 67— les femmes voilées avec admiration. Elles ont une manière de se voiler qui fait retourner les hommes sur leur passage. Une femme voilée, c'est l'élégance même. Il y a des manières différentes de faire selon que l'on soit jeune ou vieille. Une belle femme se repère tout de suite à la façon de s'envelopper dans cette soie aux bords festonnés, le haut de la tête couvert laissant apparaître de beaux cheveux soyeux…et la belle dame se drape en faisant glisser l'auriculaire dans deux anneaux pour relever avec élégance l'étoffe délicate, juste ce qu'il faut pour faire découvrir des jambes magnifiques rehaussées de talons à aiguilles. » Bon appétit, messieurs ! Je n'omettrai pas de signaler la poignante préface de Lalia Béhidj, enfant de l'indépendance et, restant sur ma faim j'aurai aimé que ce livre s'intitulât ou soit sous-titré : « Une famille algéroise ». Mais le père d'Assia ayant été torturé dans la singerie de Sidi Fredj, je comprends le choix du titre de ce livre dédié comme un hommage à son père ainsi qu'aux Algériens qui avaient été emprisonnés et torturés dans ce lieu. Merci, Assia Sadoun pour l'innocence et le charme de ce premier livre. La singerie de Sidi Fredj , Assia Sadoun Chaïb-Draa. Editions Alpha, Alger, 2008. 170 pages.