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Tout à trac
Sila 2008. Les tribulations d'un visiteur (Tome 2 )
Publié dans El Watan le 06 - 11 - 2008

Comme l'an dernier, Abderrahmane Zakad nous narre une journée au Salon du livre. Entre réalité, fiction et galéjades.
C'est l'automne, les chaleurs sont passées, la rentrée scolaire réussie et les tensions affalées. Alger est coincée entre les salons ivres du Club des Pins et le Salon du livre des Pins Maritimes. Pour aller à la conquête du Salon, j'évite la porte principale et je pénètre par celle qui borde la Méditerranée, avec sa toison de fleurs tardives bordières qui me rappellent ma timide adolescence, du temps des soirées mélancoliques et des amours hésitantes. Je songe alors à la mousmé de mes vingt ans. Je pense, aussi, à mes amis de Constantine, d'Oran et d'ailleurs qui n'ont pas la chance d'aller au « Saloon ». Tant pis, je leur raconterai. A l'entrée, côté cuisines, une femme en burqa paraît hésitante et suspecte. Wech ! Des problèmes ya khti ? Elle tente de fuir, je l'agrippe. Diable, c'est Benchicou ! Il me supplie de voir si la ministre n'est pas au Salon. Je l'assure, il me suit, je lui fais franchir la ligne Maurice et le laisse partir vers son destin. Une hassana dans mon dossier ! A tout seigneur, tout honneur. Je commence par le stand OPU, mon préféré, hé, hé ! Il y a foule au rayon Livres scientifiques. Est-ce depuis la recommandation du Président ? Un étudiant me demande où on peut trouver un livre concernant les prédictions de Bonatiro. Sur la lune ! Je réponds. Je vois passer un septuagénaire handicapé, souriant dans son fauteuil roulant chromé. Le vieux porte dans sa barbe blanche toute la sagesse de l'univers et dans son qamis la clarté de l'Au-delà. Il explique quelque chose à un gamin qui le conduisait avec toute l'inexpérience de l'âge, c'est-à-dire dangereusement. Le vieil homme fonce vers un stand libanais, rayon « Livres religieux ». Il scrute la théologie, renifle une herméneutique, palpe un apologétique puis admoneste le préposé :
« Vos livres c'est du toc ! »
Je laisse tout le monde entre les mains divines et je saute chez une maison d'édition locale. Ça sent la sauce. Toute la cuisine algérienne est là, de la chorba vermicelle au gigot virtuel. Virtuel dans les bidonvilles, s'entend. Ma visite est si rapide que le confort intellectuel n'a pas eu le temps de suivre. Rien d'étonnant, donc, à ce que le quotient intellectuel du personnel du stand paraît nettement inférieur à celui de la foule. N'est pas libraire qui veut. Un ex-ministre tripote quelques titres et semble faire son choix : Comment cueillir les oursins sans se faire piquer. Il doit certainement viser un poste. J'ose l'interviewer. Monsieur le ministre, votre avis sur le Salon ? ça va ! Et la qualité des livres ? ça va ! Et les prix ? ça va. J'ai compris, il ramasse des oursins. Un titre attire mon attention : Comment reconnaît-on un député. Je feuillette et j'apprends que le député a le médius de la main droite plus long que le majeur à force de lever le bras, ce qui donne une élongation à son doigt bagué d'or. Louisa ne contredira pas.
Navigation et abordages
Je navigue entre les stands et décide d'investir les institutions chères à mon cœur. Au Crasc, je me paie Métissages Maghrébins (750 DA) et Quel Avenir pour l'anthropologie en Algérie (300 DA) tandis qu'au Cnrpah, je m'émerveille devant un étalage riche de nouveautés. Bravo Hachi, bravo l'équipe ! Et chapeau pour le catalogue. Je m'offre le dernier « Mammeri », avec une pensée au Maître. L'Office des droits d'auteur (ONDA) que je frôle comme la comète de Halley, innove et m'épate en m'offrant un volumineux dossier documentaire et des CD. Bravo encore ! Je me sauve pour aller quérir le sourire de la jolie brunette, une Chaouie Nmemcha, du stand Barzakh. L'éditrice Selma Hellal me reçoit avec la douceur et le sérieux de Jane Austen. Je taille une bavette avec le vétéran Rachid Boudjedra et je file vers les Galápagos dans les 34es rugissants : les éditions Alpha. C'est vrai, ça chahute et ça rugit de bonheur dans le coin réservé aux enfants. Les mamans, tout attendries, regardent leurs mioches barbouiller de couleurs les canevas offerts par Alpha sous la direction de Flora la cantatrice et des conteuses Assia Lafi et Djazia Ait Kaki. Le temps de dire « Bravo Alpha » et Malika, la commerciale, me colle un bouquin que j'achète pour ne pas qu'elle me traite de radin. Titre du livre : On l'a eu ! Au café littéraire qu'orchestre Sid Ali Sekhri, une conférence de Jean Degas, spécialiste de la littérature maghrébine : Thème, « Dib et Chraïbi ». Degas fait des dégâts lors du débat. Quelqu'un n'ayant rien compris confond le classicisme de Dib dans la trilogie avec le mysticisme des derniers livres. On affleure, Chraïbi – rares sont ceux qui l'ont lu – et on revient sur Dib. Salut tout le monde, je m'éclipse. En remontant vers le pavillon B, je tamponne à nouveau Benchicou, hagard : « Tu es sûr qu'elle n'est pas là ? », me demande-t-il - « Je te dis qu'elle n'est pas là ». Il tend le cou, regarde en l'air et m'indique un peuplier « Regarde, y a un type avec une paire de jumelles sur l'arbre » - « Laisse tomber, c'est Boucenna. Il compte les entrées et les sorties pour les statistiques. » J'ai faim et il me pousse une envie de merguez. Je me hasarde chez un marchand de casse-croûte, le moins cher, là où il y a les pauvres dans l'organigramme. J'emporte mon en-cas et découvre Amine Zaoui, près d'un tas de livres autodafés, finissant de brûler La Soumission pour griller des sardines que Bouhamidi attend, lorsqu'un boomerang lancé par Lliedo l'atteint en plein front. Le film se déroule sous mes yeux, une panique s'installe, je me sauve. Je frôle une dame éplorée. On l'a volée ? Non, c'est plus personnel : elle vient d'apprendre que sa belle-fille est gravement malade. Alors, elle éclate en sanglots. Pas de pot, elle tombe sur moi.
Elle me dit : « Il y a toujours quelque chose qui vous gâche tout ! ». Je lui réponds : « Assabri, yakhti ! Il y a toujours un côté du mur à l'ombre ». (C'est tiré d'un texte des Compagnons de la Chanson.) Je m'éloigne le plus possible du lieu fatal, n'hésitant pas, pour cela, à bousculer quelques mamas m'hadjbate. Il est bien évident que dans une ultime loterie, les plus démunis sont les moins bien lotis, surtout quand on est tout de noir vêtue. Que peut surgir d'une femme dans le noir ! Un cri ? Une plainte ? Un vagissement ? Ya latif ! El Horba. Enfin, de vous à moi, nous avons trop peu de temps à passer sur la terre pour gémir ! Ce n'est pas que je ne veuille pas m'ennuyer : je ne peux pas. Je termine mon casse-croûte assis entre un eucalyptus (eucalyptus bosistoana) et un cyprès (cupressus dupreziana) et voilà que Nassira Belloula m'accoste « Salut, Zakad, t'a aimé le Salon ? » - « Je n'aime que moi. » Elle est déçue et me raconte ses misères auxquelles je mêle les miennes. « Les gens ne lisent pas », se plaint-elle, « Que faut-il faire ? » - « Il faut les sortir du lit ! ». On reste un moment à discuter en bourgeonnantes rimes sur notre littérature malmenée dans les cafés littéraires arabica, alors qu'elle se revigorerait bien dans le robusta. Une larme glisse sur sa joue et se mêle à la rosée sur les limbes de nos naïves espérances : notre malheur, c'est que la littérature est une dame avec un cerveau d'homme et, pour raison de santé publique, elle doit être aseptisée.
Salut Nassira.
Je retourne au pavillon et en flânant, je pique quelques dépliants sur les présentoirs. On y trouve de jolies perles. Echantillons : « Celui qui lit, avance » ou bien « Un livre c'est comme un bijou, il s'offre ». Voilà, je ne vous cite que ces deux-là. Donc, celui qui lit avance. Mazette ! J'ai connu quelqu'un qui en lisant est tombé dans un regard d'égout ! Pour le bijou, tu peux courir. Offre un livre à la mariée, elle te remballe ! Parole de beau-père. Riant tout seul, je retourne au stand Alpha pour me payer Les singeries de Sidi Fredj d'Assia Chaïb-Draa, un livre de circonstance et dont on dit du bien. Farida Rahmani, l'artiste peintre, de retour d'Espagne, me lance un « Ya ben aâmi, c'est cher ! », en même temps qu'un bisou. A propos, comment dit-on bisou en tamazight ? Je poursuis ma visite et m'accroche avec deux jeunes qui jubilaient : le RCK passe en 1re division ! On me dit que c'est la réparation d'un tort. Mais pas de dispersion, les jeunes, ne nous éloignons pas du livre, sinon on va se faire foot. Je leur conseille mon dernier livre Une enfance dans le M'zab. Ils promettent de l'acheter. Rêvons : deux supporters de perdus, deux lecteurs de récupérés. La peine au cœur, jouxtant la laideur des vivants, imprégné par l'ombre des anciens — Dib, Mammeri, Feraoun…— les pensées toujours jetées devant moi, je ne finirai pas sans lancer un message d'honneur au lecteur. Pour te consoler, ami, accroche-toi à une certitude intelligente qui est en toi : « En lisant, tu ne mourras pas idiot ». Aller, je vous laisse. Ah ! J'oubliais. Pour bisou, on dit tabisouth. Allez, A+ !


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