Il est rare qu'un historien se risque à éclairer son travail par des épisodes de son existence. Deux évènements majeurs ont été à l'origine du nouvel essai autobiographique de l'historien bien connu Benjamin Stora : Les guerres sans fin, un historien, la France et l'Algérie. Les deux sont liés à l'année 1995 qui apparaît comme un tournant dans la vie de l'auteur. Le premier, c'est lorsqu'il a frôlé la mort le 24 janvier 1995, en plein cours magistral à la faculté de Saint-Denis, atteint par une crise cardiaque foudroyante. Le deuxième est survenu en juin de la même année, quand, à peine remis de son infarctus, Benjamin Stora reçoit par la poste et par téléphone des menaces de mort, mettant en cause son implication intellectuelle dans l'histoire d'Algérie et sa présence médiatique tous azimuts pendant les années sanglantes. Ces menaces étaient signées par les islamistes qui avaient déjà assassiné des dizaines d'intellectuels algériens sur tout le territoire national. Pour se préserver de ce danger imminent, Benjamin Stora s'exile au Vietnam en famille pour pouvoir continuer son travail de chercheur enseignant. Ce départ dans l'ancienne Indochine éveille en lui le souvenir de son arrivée en France dans la banlieue parisienne en 1962. L'enfant de Constantine se sent mal dans ces lieux de relégation sociale. La périphérie avec ses paysages hideux et le froid de ses gens et de son climat devient une zone inhospitalière et finalement « étrangère ». Le parcours scolaire du petit Benjamin, même s'il est brillant, reste semé d'exclusions et d'incompréhensions car, comme il le dit si bien, il ne possédait pas les codes d'entrée dans la société française. Il grandit comme il peut et Mai 68 arrive pareille à une planche de salut, un tremplin, une porte. Il s'engage alors dans les groupes d'extrême-gauche qui, dans cette grande contestation estudiantine et ouvrière, avaient le vent en poupe après avoir réussi à renvoyer le général de Gaulle chez lui, à Colombey-les-Deux-Eglises. A l'université, son parcours existentiel comme ses convictions politiques le poussent vers les études d'histoire et le conduisent vite à s'intéresser aux mouvements de libération dans le tiers-monde. Bien que fasciné par l'Amérique du Sud, il va choisir de travailler sur l'histoire d'Algérie pour sa thèse, répondant sans doute à un besoin intérieur. Il va surfer sur la tendance des années soixante-dix à rédiger des biographies. L'avantage de cet exercice, c'est de permettre de mieux cerner les événements en les restituant à une échelle humaine. Pour son sujet de thèse, Benjamin Stora va jeter son dévolu sur la personnalité la plus controversée du mouvement national algérien, Messali El Hadj, leader adulé puis contesté, puis rejeté, puis oublié pendant longtemps. Ce choix, l'auteur l'explique par son appartenance au groupe des lambertistes, une tendance de l'extrême-gauche se réclamant de Pierre Lambert, et la proximité qui existait entre ce dernier et le fondateur de l'Etoile Nord-Africaine et leader du PPA-MTLD. Au cours de ses recherches, il rencontre le professeur Charles-Robert Ageron, un des chercheurs pionniers, avec Charles-André Julien, à avoir lutter vainement pour imposer dans les programmes universitaires la guerre d'Algérie que l'amnésie officielle de l'Etat français a tenté d'effacer complètement des manuels de l'hexagone. Benjamin Stora n'oublie pas de jeter un regard critique et sans complaisance sur son parcours d'historien avec ses peurs et ses satisfactions. De ce point de vue, son autobiographie est aussi un témoignage précieux sur l'écriture de l'histoire, ses enjeux, ses parcours et ses dérives. Rares sont ses collègues historiens qui se sont aventurés à se mettre en quelque sorte en scène et d'éclairer leur travail par des épisodes de leur vie. A ce titre, cet essai est une mine d'informations vivantes pour tous les jeunes qui se lancent dans la recherche scientifique ou les sciences sociales. Benjamin Stora, Les guerres sans fin, un historien, la France et l'Algérie Ed. Stock, Paris, 2008.