Il ouvre le portail de la vie alors que faiblit le tumulte de la résistance de l'Emir Abdelkader. Le vent, le givre et le froid ont soufflé sa flamme par une nuit de décembre, alors que les révoltés de Marguerite poussaient leur dernier cri de suppliciés. Si sa date de naissance est fluctuante, celle de sa mort est certaine. Elle figure sur les tablettes de l'état civil tout nouvellement créé par les maîtres du pays. Selon Mouloud Mammeri, qui se réfère à Si Ammar Ben Saïd Boulifa et à Mouloud Feraoun, lequel cite Si Youcef, Si Mohand U M'hand Nath H'madouch serait né aux alentours de 1845 dans la déchra d'Icheraiouen, à Tizi Rached, 20 km de Tizi Ouzou, dans la tribu des Ath Irathen. Lorsque naît ce résistant errant, que son œuvre, essentiellement orale, a extirpé de l'ignorance et de l'anonymat, ce diseur inouï, ami de la vérité, amant de la vie que ses neuvains ont épargné de l'oubli, le maréchal Bugeaud, gouverneur général de l'Algérie depuis 1841, gâté par Paris, qui décidément ne lui refusait rien, lançait sa « guerre de ravageur » pour la conquête « absolue ». Pour mettre fin à la « politique d'occupation restreinte » et comme l'appétit vient en mangeant, il voulait une guerre « acharnée faite avec de grandes forces, une grande invasion en Afrique ». En 1846, ce pourfendeur d'Algériens disposait de 108 000 soldats pour réduire ce peuple et le mettre à la botte. La Kabylie, quoique de peu d'intérêt économique, n'échappait pas, en raison de sa position stratégique aux portes d'Alger, aux assauts meurtriers du corps expéditionnaire français. En effet, depuis 1830 et jusqu'en 1844, date de la défaite à Tadmaït des Iflissen U Mellil, devant Bugeaud, pendant 14 ans, menés par El Hadj Mohamed Zaâmoum, lequel avait contracté une alliance avec l'Emir Abdelkader qui l'avait adoubé du titre d'agha, les occupants s'étaient violemment heurtés à une vigoureuse opposition des piémonts du Djurdjura et de toute la basse Kabylie. Mais l'heure de l'expédition décisive, de grande envergure, autrement dit de la mise à mort, n'avait pas encore sonné. On connaissait Bugeaud. C'était l'ennemi impitoyable, redouté. Il était même « Bichouh », ogre puéril avec lequel les mères épouvantaient les enfants insomniaques ou turbulents. Le fracas approchant des armes faisait craindre le pire pour ces populations éclatées comme des pépins de grenade. Encerclé, pris dans les mâchoires d'une politique de colonisation totale et de mise au pas de toute velléité de résistance, le Djurdjura, vaisseau sans boussole sur la tumultueuse mer Algérie investie, prend eau de toutes parts. Des colonnes expéditionnaires vont herser le pays dans tous les sens. Bugeaud réintroduit la tactique de la razzia. « Il ne faut pas courir après les Arabes, disait-il, il faut les empêcher de semer, de récolter, de pâturer. » Comme la torture durant la guerre de Libération nationale, cette politique de dévastation méthodique, pourtant dénoncée, du bout du nez, par ses prédécesseurs, a été « systématisée dans un but d'utilité », d'autant que « les succès immédiats parurent justifier ces méthodes de “pacification” qui contribuèrent à prolonger la guerre et à éloigner durablement les Arabes », écrit, à ce propos, Charles-Robert Ageron. Cette guerre totale similaire à celle élaborée plus d'un siècle après, par le plan Challe, visait à neutraliser les unités combattantes de la résistance en menant une politique de terre brûlée qui consistait à affamer les troupes demeurées fidèles à l'Emir Abdelkader, qui empêchaient de coloniser en rond. En 1845, ces dernières, jusque-là, certes sur la défensive, semblaient avoir repris l'initiative. Malgré l'alliance scellée par le traité de Tanger entre le sultan du Maroc et le gouverneur d'Algérie, qui mettait l'Emir Abdelkader hors la loi, lui coupant ainsi toute retraite vers l'Ouest, le conflit a embrasé tout l'ouest du pays (l'Oranie, le Dahra, Titteri, l'Ouarsenis) et la Kabylie, galvanisés par l'intervention efficace et hardie de plusieurs chefs de zaouïas dont le plus célèbre, Mohamed Ben Abdallah, surnommé Bou Maâza. Celui-ci, un jeune marabout de 20 ans, certains historiens le qualifient de chérif (prince), introduit « une autre forme de résistance, celle incarnée par des mahdi, sauveurs du peuple, inspirés directement par Dieu. Ce sont eux, tout autant qu'Abdelkader, qui représentent désormais la lutte intégrale contre l'envahisseur avec l'appui des confréries, comme firent les champions marocains de la lutte contre les Portugais au XVe siècle. Il ne s'agit plus, écrit Charles-André Julien, d'une application de la loi religieuse, mais d'une manifestation où le patriotisme prend une forme mystique. La foi des sectaires mahdistes traduit le sentiment de résistance poussé à son paroxysme. Elle sert d'idéologie à un patriotisme exaspéré par la répression ». Brutale, impitoyable, cette dernière ne distinguera pas entre les hommes en armes et les populations sans défense. Pellissier a recours aux moyens extrêmes puisqu'il sera le sinistre « inventeur » des « enfumades » du Dahra. Par centaines, des familles des Ouled Riah et des Sbiah, entres autres, réfugiées dans des grottes, périrent asphyxiées par les fumées des feux qui avaient été allumés à cet effet. Deux années durant, « le mahdisme », dans lequel « la mystique n'eut pas... un rôle fondamental » qui utilisait « le levain de la foi pour faire lever la pâte populaire », a mis en danger les assises de l'occupation. Ce rôle patriotique de certaines zaouïas se retrouvera en écho dans la résistance qu'opposeront les populations de Kabylie à l'expédition militaire du général Randon, quelques années après la reddition de l'Emir Abdelkader. Avec 106 000 hommes à ses trousses, 8 colonnes jour et nuit sur ses talons, six autres chargées de faire le vide autour de lui en empêchant toute assistance ou aide de ses partisans, ses capitales successives détruites, Abdelkader n'avait d'autre issue que de déposer les armes et de reconnaître, avec le même courage que celui qui l'avait animé durant 17 années d'un combat sans merci, sa propre défaite. L'héroïsme, pas plus que la gloire, ne sont pas l'apanage des morts. Quelque part, au milieu de ce drame, grandissait un enfant qui allait lui aussi comme tous les Algériens avoir sa part de la tragédie. Une enfance errante, de spoliation en expropriation, de désespérances en désespoirs, montures d'un peuple qui n'en finissait pas d'être éjecté de sa propre histoire. Interdit de culture. Si Mohand allait être le témoin, mieux, le journaliste qui va transmettre avec une étonnante lucidité ce qu'il a vu, entendu dans l'Algérie tourmentée. Inlassable laboureur de tout ce que compte ce pays de pistes, de sentiers, de chemins, de routes, dédaignant, traboules et raccourcis de peur d'en perdre une scène, il passera sa vie entière à marcher pour voir vivre les siens. La légende rapporte que « Mohand était au bord d'une source quand de l'autre côté du puisard, il vit se poser un ange qui d'emblée le mit en demeure de choisir entre deux termes : “Parle et je ferai les vers ou fais les vers et je parlerai”. “Fais les vers, dit Si Mohand, et je parlerai”. Depuis ce jour, quoi qu'il veuille dire, il peut le dire en vers, parce que c'est lui qui parle, mais l'ange qui l'informe ». Dans un kabyle d'une rare qualité, on pourrait même dire qu'il est l'inventeur du kabyle moderne, il rote, il éructe, il blasphème, se repent, puis il jure encore, maudit, anathématise le sort, le destin, la vie. Insoumis jusqu'à l'infinité de son orgueil de montagnard, même la mort qui l'emporte le 28 décembre 1906 ne le fera pas taire. Ses poèmes, colportés comme des versets, se récitent encore dans ces montagnes perdues, dans les nuages que tous les aigles connaissent. Histoire de l'Algérie contemporaine T1. Ch.-A. Julien. PUF. Paris 1964 Histoire coloniale de l'Algérie 1830-1954. B. Stora. ENAL/Rahma. Alger 1996 Histoire de l'Algérie contemporaine. Que sais-je ? PUF. Paris 1964 Les isefra de Si Mohand. Mouloud Mammeri. FM/Fondation. Paris 1982. Recueil de poésies kabyles. D'après Ed. 1904. Si Ammar Ben Saïd Boulifa. Awal Alger 1990 La Kabylie à l'épreuve des invasions. Younes Adli. Zyriab Ed. Alger 2004.