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Le putsh de Boumediène raconté par Jean Daniel
Alger : histoire d'un complot
Publié dans El Watan le 27 - 12 - 2008

Cet article que nous reproduisons intergéralement a été publié dans Le Nouvel Observateur n°32 du 24 juin 1965.
Zbiri, tu sais que j'ai toujours eu confiance en toi…
Ecoute, ne perdons pas de temps, habille-toi. Tu es arrêté par le conseil de la Révolution. » Il est 2h25 du matin, dans la nuit du 18 au 19 juin lorsque Ahmed Ben Bella, que l'on vient de réveiller en sursaut, entend cette phrase de celui qu'il a lui-même nommé chef d'état-major de l'armée. Le président algérien ne comprend pas. A côté de Tahar Zbiri, se tient le commandant Draïa, qu'il vient de nommer directeur de la Sûreté et qui fut commandant des compagnies nationales de sécurité, c'est-à-dire de la garde prétorienne de Ben Bella. Il y a aussi Saïd Abid, qui commande la première région militaire du Grand-Alger et avec lequel il a eu quelques jours avant un très amical entretien.
Ben Bella les regarde tous les trois comme pour tenter un rappel au loyalisme. En vain. D'ailleurs, il n'est pas en forme. Il ne réalise pas vraiment ce qui se passe. Il s'est couché tard, et lorsqu'un cri de la fidèle servante l'a brusquement réveillé, il a cru qu'on venait lui annoncer une nouvelle importante. Il s'est endormi fort de trois convictions. A la veille de la conférence afro-asiatique, lui, Ben Bella, peut tout se permettre et il va le montrer dès samedi matin. Ensuite, il a divisé ses principaux ennemis, les hommes du ministre de la Défense nationale, Houari Boumediène, et vient de conclure un accord qui lui procure le soutien kabyle. Enfin, un certain nombre de points vitaux de la capitale sont depuis six mois gardés par les compagnies nationales de sécurité, dont on lui a assuré tous les jours qu'elles ne comprennent que des hommes prêts à mourir pour lui. C'est pourquoi, maintenant, il s'attarde sur Draïa, le créateur de ces compagnies.
Tahar Zbiri répète sèchement : « Dépêche-toi, la comédie est terminée. » On entend des tirs, qui donnent aux propos du chef d'état-major un poids décisif. C'est plus qu'une fusillade. A Hydra, une colline située, à vol d'oiseau, à un kilomètre à peine de la villa Joly, siège de la police judiciaire, est attaquée au bazooka. Pour faire leur rapport, les membres de l'ambassade des Etats-Unis décèleront le lendemain 221 traces de projectiles. Une compagnie de la garde nationale refusait de se rendre. Il y a eu huit morts. Ben Bella s'habille et descend du sixième étage, encadré par le colonel et les deux commandants. Il se souvient que Tahar Zbiri est sentimental ; il tente un dernier appel. Il profère un juron arabe, où figure le mot « diable » et qui signifie qu'une malédiction pèse sur la révolution algérienne. Devant le regard dur de Tahar Zbiri, il affiche une attitude digne. Il déclare : « D'accord, je suis prêt. »
Avant de monter dans la voiture qui le mènera dans une caserne de Maison-Carrée, à 20 km d'Alger, il regarde les sentinelles. Ce ne sont plus ses hommes. Ce sont des paras, en uniformes bariolés, les fameux « commandos de la mort », le régiment d'élite du colonel Boumediène. Tout a duré cinq minutes au plus. Alger a une fois de plus son visage de complot et de putsch. La nuit y est somptueuse. Les étoiles au-dessus des cyprès, des pins et des acacias brillent comme au cœur du désert. La clarté bleue de la baie, l'une des plus admirables du monde, annonce un petit matin précoce et impétueux. C'est une description que l'on retrouve, à un terme près, dans tous les récits des complots qui jalonnent l'histoire de cette capitale singulière. Dans la voiture, Ben Bella ne dit plus un mot. C'est la fin de ce sourire un peu grimaçant, un peu poupin, aussi, dont les femmes algériennes sont amoureuses et qui les fait tressaillir chaque fois qu'elles le voient à la télévision. C'est la fin du rictus énergique et du geste vengeur que les gosses, tous les gavroches et les sciuscias d'Alger idolâtrent lorsque Ben Bella arrive dans un un stade. Précisément, ce fut une semaine où la passion sportive des Algériens s'est accordée avec celle extraordinaire du chef de l'Etat.
Le rêve de Ben Bella
Depuis sa prison française, Ben Bella rêvait de voir jouer Pelé, le fameux héros du football brésilien. Non seulement, son rêve s'est réalisé, mais c'est en tant que président de la République que Ben Bella a pu inviter, chez lui, sur ses stades, l'équipe brésilienne. Pelé est là. Sans doute, à Oran, jeudi soir, il a un peu déçu. Il a marqué ses trois buts avec un rien de dédain. Sans doute, aussi, Pelé a-t-il blessé la susceptibilité sportive des Algériens en répondant à un journaliste de Révolution africaine, qui lui demandait ce qu'il craignait le plus dans l'équipe algérienne : « Le terrain… » Mais le dimanche suivant, le match de revanche devait avoir lieu et des dizaines de milliers d'adolescents s'apprêtaient à communier dans la plus déchaînée des joies avec Ben Bella.
C'est la fin aussi de ce véritable triomphe romain que se préparait à lui-même Ben Bella pour la conférence afro-asiatique. Il se souvenait de l'ivresse qu'il avait connue pendant les succès, il y a deux ans, de la conférence d'Addis-Abeba. Il avait eu l'impression d'éclipser tous les grands. Nasser, N'Krumah, Nehru, il les avait tous eus : comme au football. La veille, le vendredi après-midi 18 juin, il se faisait longuement photographier au Club des Pins, parmi les installations qu'il avait lui-même fait construire pour la conférence du Tiers Monde et dont il surveillait personnellement l'avancement tous les jours. Les photographes de Paris-Match ne revenaient pas de la juvénilité de sa complaisance. Ce n'est pourtant pas le dernier contact qu'il eut avec des journalistes. Il reçut ensuite les collaborateurs de Newsweek. Au cours de cet entretien, il devait se séparer de la modération nassérienne à propos d'Israël. « Je veux la disparition de cet Etat, par la négociation si l'on veut, mais la disparition. » A 3h du matin, la célèbre, l'exceptionnelle, la fulgurante « baraka » de Ben Bella s'enfouissait dans le néant. A 49 ans (il lui arrivait de cacher son âge et de dire qu'il n'en avait que 47), il perdait un destin et conservait à peine une existence.
Tandis que la voiture se dirige vers Maison-Carrée, le colonel Tahar Zbiri se rend, lui, au ministère de la Défense nationale. Quelques passants se rappelleront, le lendemain, avoir vu à toutes les heures de la nuit de la lumière à travers les vitres des bureaux du ministère. C'est une veillée d'armes. Lorsque Tahar Zbiri déclare à Houari Boumediène que la mission est accomplie, ce dernier est entouré de ses fidèles : les seuls qu'il ait mis au courant de l'opération. Il y a d'abord et avant tout, Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, ancien officier que Ben Bella prévoyait de remplacer, précisément, le samedi matin. Il y a Ahmed Medeghri, ancien ministre de l'Intérieur, ancien officier. Il y a Chérif Belkacem, ministre de l'Education nationale, ancien officier. Enfin, il y a l'état-major de Boumediène, cinq officiers pour qui le colonel, c'est le « patron ». Ils mènent la même vie que le ministre : une vie d'ascète. Ils sont, comme lui, patriotes au sens à la fois le plus étroit et le plus intense du mot. Ils ont même entre eux une étrange ressemblance physique : maigres, secs et noueux, du genre qui vieillit vite et qui reste longtemps vieux. Houari Boumediène est le type parfait de ce genre d'Algérien peu connu à l'étranger et répandu dans les Hauts-Plateaux. Ses pommettes saillantes lui donnent un mystère asiatique qu'il accentue par un silence opiniâtre, des gestes rares. Un témoin raconte : lorsqu'il apprend que la mission est accomplie, il fume sa première cigarette. Depuis un an, il s'était arrêté de fumer. Evidemment, il ne boit pas d'alcool. On ne lui connaît qu'une compagne discrète et intermittente. Il laisse dire qu'il comprend mal le français et qu'il s'exprime difficilement. Cela sert sa timidité relative. En fait, plusieurs officiers français ont eu avec lui des conversations longues, précises et approfondies. Il a peur de la foule, n'aime pas le contact avec le public, n'arrive pas à regarder en face l'objectif de la télévision. Il paraît à la fois possédé et ennuyé. Cette nuit, il est calme. Il attend d'autres rapports dans une gravité à peine souriante.
L'homme des Egyptiens
Les rapports arrivent. Dans tous les coins de la ville, dans toutes les régions du pays, le plan a été appliqué avec une minutie et une efficacité totales. Le plan comportait des arrestations : elles sont faites. Le premier arrêté a été Nakkache, ministre de la Santé, ancien officier de Boumediène, rallié à Ben Bella. Pour l'armée : un traître. Pour les médecins : un homme incompétent. Pour un certain nombre d'autres : un homme au redoutable courage physique. Il vient de le prouver. Il a résisté, il a reçu trois balles dans la poitrine. On pense qu'il s'en sortira tout de même, mais en prison. Le second, c'est Hadj Ben Allah, le plus fidèle des benbellistes. Après un moment de résistance, il s'est laissé arrêter. Le troisième, Hamadache, directeur de la Police judiciaire, a fait, disent ses ennemis (au nombre desquels tous les avocats), torturer de nombreux prisonniers politiques de quelque bord que ce soit d'ailleurs ; s'il est arrêté, ce n'est pas comme tortionnaire, c'est comme corrupteur.
Il y a enfin Abdelahram Chérif, ministre des Affaires arabes et ancien chef de cabinet de Ben Bella. Lui, c'est un cas particulier. Il est accusé d'être « l'homme des Egyptiens ». De tout procurer aux services secrets de la R.A.U. au point que l'ambassadeur d'Algérie au Caire s'aperçoit que le gouvernement égyptien est bien mieux informé que lui sur ce qui se passe en Algérie. Or, dans aucun pays arabe, la R.A.U. n'est aussi impopulaire que sur l'ensemble du territoire algérien. Cela veut-il dire qu'aux yeux de Houari Boumediène, Ben Bella est lui aussi inféodé à l'Egypte ? C'est plus complexe. Pour le ministre de la Défense nationale, Ben Bella joue un jeu personnel avec les Egyptiens comme avec les Russes et les Chinois. La patrie algérienne est absente dans la stratégie du chef de l'Etat.
Abdelahram Chérif, d'origine tunisienne, qui connut Ben Bella en Libye, est aussi celui qui - selon Boumediène - poussa à la guerre contre le Maroc pour servir les intérêts égyptiens. Lorsque les Marocains le trouvèrent, il y a 18 mois, dans un hélicoptère égyptien, accompagnant des militaires de la R.A.U. en uniforme, ils le torturèrent. Ben Bella obtint sa libération avec l'aide des Egyptiens. Il est aujourd'hui en prison. A 3h du matin, Boumediène déclare : « Maintenant, il faut prévenir les autres. De qui s'agit-il ? Il faut remonter trois jours avant pour le comprendre. »Les trois jours de réunion des cinquante membres du Comité central du F.L.N. Les 14, 15 et 16 juin ». Depuis plus de trois mois deux hommes, Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Medeghri, tentaient de persuader « le patron » que l'heure était venue de destituer Ben Bella. Boumediène n'en était nullement convaincu. A chaque preuve que ses deux fidèles lui apportaient de la duplicité ou des égarements supposés du président de la République, Boumediène répondait qu'on ne pouvait courir le risque de faire subir à nouveau au peuple algérien une guerre civile comme celle de juillet 1962. Ceux qui sont bien informés savent que cette guerre civile n'a pas fait moins de 3 000 morts. La guerre avec le Maroc sur les frontières en a fait presque autant.
Boumediène était conscient de deux choses : que son armée constituait dans la nation une société exemplaire, mille fois plus pure, plus idéaliste, et plus efficace que les autres ; et qu'elle n'était pas populaire alors que Ben Bella savait entretenir son mythe et soigner sa légende. Il n'était pas, jusqu'au désordre, inséparable de sa nature, dont Ben Bella n'arrivait pas à tirer parti. Un jour, déjeunant aux côtés de l'épouse d'un ambassadeur occidental, Ben Bella déclarait : « On reproche à Fidel Castro son désordre, mais moi, chère Madame, j'aime ce désordre et je m'y sens à l'aise. » Il voulait dire, bien sûr, qu'il préférait le romantisme de la révolte à l'organisation de la révolution, et qu'il craignait le moment où l'élan révolutionnaire serait maté par des structures sans âme. Pour l'austère ministre de la Défense nationale, il fallait attendre. Attendre que le personnage se démasque.
« Combien veux-tu ? »
En fait, et comme en 1962, il fallut attendre que Boumediène lui-même fût menacé. C'est de la décision du gouvernement provisoire de la République algérienne, présidé par Ben Khedda, de destituer Boumediène que naquit la coalition avec Ben Bella, qui aboutit à une guerre civile dont l'Algérie paie encore aujourd'hui la note. C'est de la décision prise par Ben Bella de remplacer Boumediène que le complot du 19 juin est né. Mais, auparavant, la progression avait été continue et déterminante. Pour ses propres amis, pour son habituelle « clientèle politique », Ben Bella était devenu une sorte de Caligula. Et ce, en même temps que sa popularité à l'intérieur comme à l'extérieur atteignait son apogée. C'est la raison du divorce, que l'on a pu observer après l'arrestation de Ben Bella, entre l'inertie ou le ralliement des cadres et les manifestations hostiles de la jeunesse et des femmes. En réalité, non seulement Boumediène ne sous-estimait pas la popularité intérieure et le prestige extérieur de Ben Bella, mais, au contraire, c'est dans cette popularité et ce prestige qu'il voyait le mal absolu : l'illusion tragique, le gigantesque rideau de fumée qui voilait le chômage, la désorganisation, la corruption, bref la faillite nationale. Lui, Boumediène, avec la simplicité déconcertante de ceux qui se croient élus, se considérait comme le « gardien de la patrie ». Le jour où ce « gardien » était menacé, d'abord son cercle amical, ensuite sa personne, alors la patrie était en danger. C'est une attitude qui fait soit les Pancho Villa, soit les De Gaulle, soit aussi les Hitler. Rien n'est joué.
En tout cas, pendant toutes ces semaines, comment réagit la « clientèle » de Ben Bella ? L'un déclare aujourd'hui que le président de la RépublIque algérienne avait toujours dans son coffre-fort de quoi corrompre le moindre opposant. Un autre assure que chaque fois qu'un ami était reçu à la présidence, on ne pouvait savoir s'il sortirait libre ou les menottes aux mains. Peu à peu, Ben Bella prétendait concentrer entre ses mains tous les portefeuilles ministériels importants dans un pays à qui 130 ans de démocratie française, même fausse, ont donné le goût de la liberté, de la fronde et de la responsabilité. Dans les ambassades, on l'appelait « Sidi Ahmed le bien-aimé ». Dans aucune autre capitale arabe, cette expression ne pourrait apparaître injurieuse. Au respect de la Constitution, Ben Bella opposait la « démocratie de la rue », la plébiscite des meetings populaires, à la Castro. C'est précisément ce qui déplut à Boumediène lors de son voyage à Cuba. « C'est un homme de Boumediène, le seul ambassadeur juif de la République algérienne, qui représente l'Algérie à La Havane. »
On raconte l'histoire du fameux commandant Azzeddine. Ben Bella traverse le désert pour rencontrer le président du Niger, Hamahi Diori. A son retour, il s'arrête à Tamanrasset où Azzeddine est en résidence forcée. Il lui dit : « Je te libère, soyons amis. De combien d'argent as-tu besoin pour vivre ? » Azzeddine répond qu'il ne peut pas être ami, qu'il n'a pas besoin d'argent et qu'il veut être libéré, à la condition que deux de ses amis injustement accusés soient libérés. Lui, Azzeddine, considère avoir été justement accusé. Ben Bella accepte, prend Azzeddine dans son avion. Une semaine plus tard, il n'a pas encore libéré ses amis, mais il offre leur libération en échange du soutien politique d'Azzeddine. Il propose encore de l'argent, comme à tout le monde. Il a fini par croire que tout est à vendre, que tout peut être acheté, le pouvoir l'a rendu cynique. Il veut plaire à tout prix. Et il méprise tout le monde. C'est ce que disent, aujourd'hui seulement, il est vrai, la majorité des cadres. Ben Bella avait des complices. Il n'avait pas de partisans, sauf dans cette masse dont il a passionnément recherché et obtenu le soutien.
« Faisons comme les Cubains »
Jusqu'aux jours des réunions historiques du Comité central, le 16 juin, les cinquante membres se réunissent au complet. Le FLN a trois instances : le bureau politique au sommet, ensuite le comité central et enfin le congrès. A la dernière réunion des dix-sept membres du bureau politique, Ben Bella avait exaspéré la plupart en adoptant les mêmes méthodes qu'en Conseil des ministres. Il a l'habitude, après un exposé, de demander : « Qui n'est pas d'accord ? » Si quelqu'un lève la main, au lieu de lui donner la parole, il dit : « Dans ces conditions, le projet est adopté à l'unanimité moins une voix. » Cette fois, certains membres du Comité central sont décidés à ne pas se laisser faire. Ben Bella commence par attaquer d'une façon violente son protégé de toujours, son disciple de la veille, Ali Mahsas, ministre de la Réforme agraire. « Rien ne marche dans ton ministère, le peuple se plaint, les comités de gestion sont un échec, cela ne peut plus durer. » Ali Mahsas s'irrite. Il rappelle que, le mois précédent, il a offert sa démission à la condition qu'elle soit accompagnée d'une autocritique par le gouvernement tout entier. « Puisqu'on se réfère à Cuba, faisons comme les Cubains.
Dénonçons nos propres méthodes. » Ben Bella est furieux. Pour prouver que ce n'est pas le gouvernement qui est en cause, mais seulement la gestion d'Ali Mahsas, il donne la parole à Zahouane, un jeune Algérien, honnête et sérieux qui, avec Mohamed Harbi, alimente l'inspiration socialiste des discours de Ben Bella. Sereinement, Zahouane fait une critique savante de la gestion sans d'ailleurs faire aucunement le procès de Mahsas. Ce dernier a, d'ailleurs, de l'estime pour Zahouane. Mais Mahsas pense que Ben Bella n'accepte totalement ni sa conception, ni celle de Zahouane, et déclare en avoir eu maintes preuves. Il dit à Ben Bella : « Tu as déjà la présidence, l'Intérieur, l'Information, une partie des Affaires étrangères ; si tu veux un autre ministère, je te donne volontiers le mien. » Boumaza, un autre ancien fidèle de Ben Bella - qui a l'impression, lui aussi, d'être sur le point d'être remplacé -, vient au secours de Mahsas. Ben Bella est hors de lui. Pendant ce temps, Boumediène et ses partisans n'ont rien dit. Pour la première fois, ils viennent d'assister à l'éclatement du groupe Ben Bella. Ils en tireront les conséquences.
L'explication, ils la connaissent. Ben Bella a besoin de places vides pour faire entrer dans son gouvernement des hommes à lui, qui ne seront pas des ministres mais des secrétaires d'Etat. Il veut prendre pour lui le ministère des Affaires étrangères, car Bouteflika est devenu un ennemi à éliminer, ainsi que le ministère de la Défense nationale, car il s'est juré depuis toujours de ne pas tolérer un si dangereux rival. Pour cela, il a besoin de nouveaux soutiens. C'est en Kabylie qu'il ira les chercher. Il a signé un accord avec des représentants du Front des forces socialistes. Dans son discours d'Oran, il déclare : « Maintenant que les choses sont redevenues normales, nous n'hésiterons pas à prendre des mesures de générosité. A notre révolution, nous avons voulu donner dès le début un style marqué du sceau de l'humanisme. » Boumediène ne dit rien, mais il n'accepte pas cet accord. Au mieux, il aurait accepté d'y être associé. Sur ordre de Ben Bella, il a fait en Kabylie un quadrillage qui équivaut à une occupation. Il a augmenté l'impopularité de son armée. Voici que Ben Bella, en se mettant d'accord avec les Kabyles, ces derniers le désignent à leur vindicte. Il reste que cet « humanisme », s'il coïncide avec sa stratégie personnelle, n'est cependant pas dénué de sens dans la bouche de Ben Bella. Le pouvoir l'a peut-être rendu sceptique, mégalomane et, dans un certain sens, candide. Il ne l'a pas rendu cruel. Aucune exécution durant son règne, à l'exception de celle du colonel Chabani. Pour le moment, seule la stratégie compte.
Le tout pour le tout
C'est une course de vitesse. Le fait décisif : maintenant que les deux adversaires savent à quoi s'en tenir l'un à propos de l'autre, ils ont décidé de se détruire ; c'est la conférence afro-asiatique. Il y a aussi, sans doute, le Festival de la jeunesse et le voyage à Paris pour rencontrer De Gaulle, mais la conférence du Tiers Monde domine tout. Houari Boumediène sait que Ben Bella estime qu'il peut tout se permettre, à huit jours de la conférence. Il sait que Ben Bella spécule sur les événements internationaux. Si Boumediène se laisse éliminer, il lui sera difficile de tenter quelque chose contre un Ben Bella qui aurait présidé une assemblée qui comprend Chou En-lai et Nasser, un Ben Bella plébiscité par la jeunesse de tous les pays et valorisé par un entretien avec De Gaulle. C'est donc avant la conférence qu'il faut jouer le tout pour le tout.
Bouteflika joue alors un rôle déterminant. Il est ministre des Affaires étrangères. Il est mieux placé que quiconque pour savoir les incalculables conséquences d'un putsch à un moment pareil. Toute la politique échafaudée par Ben Bella - au nom de l'Algérie, tout de même - va s'effondrer. C'en est fait de la « nation-pilote », de la « capitale des révolutions africaines », peut-être même du prestige de la résistance algérienne. Illusion, le benbellisme ? Admettons. Au nom de cette illusion, les réfugiés politiques viennent chercher asile dans les ambassades algériennes. Précisément, trois jours avant le putsch, l'ancien gouverneur brésilien Miguel Araïs proclame en arrivant à Alger : « Ce n'est pas un hasard si j'ai choisi cette terre de liberté ! » A quoi les intellectuels qui se rallient à Bouteflika répondent : cette illusion, de toute façon, ne peut durer. On va bien vite s'apercevoir que nous qui promettons des soldats à l'Angola, au Congo, et en Palestine, nous ne trouvons pas de volontaires. On va s'apercevoir qu'il y a un chômeur sur deux habitant en Algérie et que le rêve d'un travailleur du bled c'est d'aller en France.
On va s'apercevoir que les dépenses de prestige sont sans aucun rapport avec les possibilités de reconstruire le pays. Ce sont les pensées de Boumediène que Bouteflika exprime. Rien n'est pire que l'installation durable du benbellisme. Si on laisse passer l'occasion, nous sommes fichus, donc l'Algérie est fichue. C'est le moment ou jamais. Il y a cependant un obstacle : le pays a horreur de la dictature militaire. Mais en dehors de nous, l'armée, le groupe de Boumediène, personne n'osera tenter quoi que ce soit. Il y a donc un gigantesque pari : il faut que nous prenions le pouvoir sans le dire à ceux que nous espérons rallier et il faut que les ralliements soient immédiats après la réussite du putsch. C'est pourquoi à 3h moins le quart, en cette nuit du 19 juin, Houari Boumediène déclare : « Il faut prévenir les autres. » Alors, aussitôt, on prévient Boumaza et Ali Mahsas, le commandant Azzeddine et Mohand Oul Hadj, le vieux Kabyle rebelle, Ferhat Abbas, le bourgeois, et Boudiaf, le progressiste, Boussouf et Khider, les ennemis jadis irréductibles. On prévient aussi tous ces jeunes ambassadeurs désorientés par le fait qu'avant la conférence du Tiers Monde, Ben Bella dans sa passion de séduire a promis les mêmes choses aux Russes et aux Chinois, aux Indonésiens et aux Malaisiens, aux Maliens et aux Sénégalais. Les ralliements vont arriver, un à un, dans la journée du samedi. Ils sont plus ou moins conditionnels. Plus ou moins méfiants. Personne n'ose regretter Ben Bella. Personne, non plus, ne s'enthousiasme pour Boumediène. Le petit peuple des adolescents, des femmes et des paysans attendra deux jours pour se manifester. César, pour le moment du moins, est abandonné de tous. En même temps, chacun se méfie de Brutus.
P. S. : J'ai essayé d'établir par une enquête sur place comment des clans qui viennent, en Algérie, de régler leurs comptes voient et ont vu eux-mêmes, de l'intérieur, leur action. Cela dit, je voudrais faire état de quelques conclusions personnelles :
1. - Les causes intérieures du complot sont suffisantes pour qu'on néglige le rôle d'une puissance étrangère. Cela dit, les réserves à l'égard du communisme du groupe de Boumediène incitent les Etats-Unis à exploiter la situation, d'une façon déjà grossière et compromettante.
2. - La personnalité de Ben Bella apparaît plus complexe que le portrait que font de lui ses détracteurs et ses partisans. En tout cas, certains procès paraissent bien tardifs.
3. - Un incident qui m'est personnellement arrivé fait craindre l'installation d'une police politique employant les méthodes habituelles de « l'interrogatoire poussé ». J'ai été pris pour un autre journaliste, conduit les yeux bandés en voiture dans une villa « aménagée », et le spectacle de cette villa m'a conduit à me féliciter de ce que mes hôtes se soient aimablement rendu compte de leur erreur « avant » plutôt qu'« après ». Grâce à l'admirable Germaine Tillion, la Constitution algérienne est la seule au monde qui condamne expressément la torture : ni sous Ben Bella ni, je le crains, après Ben Bella, cette clause de la Constitution n'est appliquée.
4. - Le danger de la dictature militaire ne peut être surmonté que dans la mesure où les ralliements seront moins inconditionnels, et où certaines exigences seront mieux formulées maintenant et non plus tard.
5. - Enfin, je ne pense pas que les rapports avec la France, non plus que les accords pétroliers puissent être affectés par le putsch. Quant aux rapports avec l'opposition française, ils dépendront de la façon dont nous saurons apprécier les échecs du socialisme algérien. L'Algérie n'est pas une terre d'expérience pour les doctrinaires parisiens, ni un tremplin pour la stratégie des partis étrangers. Elle est composée d'hommes qui ont souffert mille morts et qui désirent rapidement une vie décente. N'oublions pas que les Chinois eux-mêmes ont, à plusieurs reprises, donné des conseils de modération aux Algériens à propos du collectivisme.


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