« Pense aux changements sans nombre auxquels toi-même tu as pris part. Tout est changement dans l'univers et la vie n'est elle-même que ta manière de la considérer. » Marc Aurèle Ils nous ont dit un jour : « Méfiez-vous des livres », parce que les livres viennent de loin et ils apportent avec eux des idées étrangères qui peuvent détruire les traditions auxquelles nous sommes attachés. Ils nous ont dit un jour : « Méfiez-vous des étrangers », parce que les étrangers qui arrivent de loin portent des idées nouvelles qui peuvent détruire la fibre de la vie communautaire et de nous convertir à leur religion. Ces avertissements sont tant répétés depuis la nuit des temps que les gens en sont saturés. Nous sommes également saturés par la vitesse à laquelle les modes de communications, des transports, de santé, etc. évoluent. Les médias et internet envahissent l'esprit de chacun d'opinions, d'attitudes, de goûts, de valeurs et d'idées diverses venus du monde entier. Nous ne sommes pas entraînés dans une simple révolution, mais dans une transformation massive et multiforme de la vie culturelle. Nos traditions les plus chères, tout ce qui donne un sens à notre vie, tout ce qui mérite d'être accompli, cohabite avec de multiples possibilités alternatives. C'est ainsi que la culture joue un rôle primordial dans la vie d'un individu. La « culture », ce ne sont pas seulement les habits traditionnels, les danses et chants folkloriques, la culture, c'est la manière par laquelle s'exprime la nature humaine. Elle est le terrain sur lequel nous avançons consciemment vers notre destin, vers une expérience pleine de vie. Tout être humain existe et se réalise dans une culture donnée. Comme nous faisons tous partie d'une culture au moins, il ne saurait exister de point de vue extérieur « neutre » à partir duquel évaluer ou juger une autre culture ; nous sommes dans tous les cas dépendants du langage et du critère de vérité de notre propre culture. En conséquence, il est impossible d'établir une hiérarchie entre les cultures ou de prétendre que les valeurs d'une culture peuvent s'appliquer toujours aux autres cultures ; c'est dire qu'il est impossible d'absolutiser ou d'universaliser ses propres valeurs. Nous pouvons seulement parler d'invariants humains, c'est-à-dire des réalités propres à toute l'humanité, telles que penser, parler, croire, aimer... que chaque culture interprète néanmoins de façon différente et spécifique. Contrairement aux idées répandues, les cultures en réalité ne sont pas statiques : elles se trouvent dans un processus continu de transformation. Dans le même ordre d'idées, nous ne pouvons pas nous enfermer dans notre culture, par crainte de la perdre. Bien au contraire, la nourrir par d'autres cultures, c'est l'enrichir d'une manière intelligente (et non pas en la singeant) en l'intégrant dans notre mode de vie. Dans notre société, l'intolérance prédomine. Cela est dû, à mon avis, à la réforme du système éducatif de l'école fondamentale qui a été mise en vigueur au début des années 1980. Ce système éducatif ne valorise guère l'accès aux autres cultures. Peu de textes dans l'éducation religieuse ou civique introduisent à la culture de l'autre. Prenons l'exemple français : dans les établissements laïques, les diverses religions sont abordées en cours d'histoire. Dans les établissements catholiques, on aborde en cours de catéchèse non seulement l'Evangile mais aussi les textes des autres confessions, y compris l'Islam. Cela dit, la culture ne doit pas être réduite seulement aux aspects religieux, mais comme je l'ai souligné plus haut, elle doit en intégrer l'ensemble des modes d'expression humaine. L'arabisation de l'école algérienne est plus dogmatique que rationnelle, et les Algériens subissent des préjudices directs et collatéraux à nos jours. En effet, comme le souligne le brillant sociologue algérien, Lahouari Addi (1), l'accumulation de problèmes de différents ordres en Algérie s'est traduite dans la structure de son élite dont une fraction, francophone, est plus sensible au développement économique pour résoudre la question sociale (chômage, analphabétisme, croissance démographique, malnutrition, scolarisation, etc.), et l'autre fraction, arabophone, est préoccupée par l'affermissement de l'identité culturelle arabo islamique. Ainsi, les arabophones, culturellement plus proches du peuple, poursuivent l'utopie de faire revivre l'héritage culturel précolonial. Cependant, les francophones, nourris par un idéal républicain, sont davantage attirés par les valeurs universelles. Leurs compétences techniques ont été utilisées par l'Etat qui leur a confiés la gestion administrative et la direction économique. Par contre, les arabophones sont chargés d'appliquer des tâches d'orientation culturelle et idéologique dans l'enseignement. Le statu quo de cette orientation politique est très amer : après l'échec économique, les francophones se sentent exilés dans leur propre pays car ils ne parviennent pas à s'identifier aux valeurs culturelles de la société algérienne. C'est l'une des raisons qui poussent beaucoup d'entre eux à partir à l'étranger (émigration culturelle). Parallèlement, ceux issus de l'école fondamentale occupent de plus en plus des postes à haute responsabilité sans réelles compétences. Désormais, l'incompétence envahit l'ensemble des domaines de gestion de l'Etat. Cependant, la Tunisie doit être pour nous une référence en matière de système éducatif afin de comprendre là où l'Algérie échoue. Le problème ne réside pas dans le choix de l'arabe ou du français mais dans le contenu proposé aux élèves et les méthodes pédagogiques utilisées. La lecture d'un journal au quotidien n'est pas suffisante pour se cultiver et pour connaître sa culture et celle des autres. Dans l'imaginaire collectif algérien, il manque des personnalités intellectuelles se démarquant par leur notoriété. Un « intellectuel » est une personne qui, à partir de l'autorité acquise dans un domaine de la vie, de l'esprit (science, littérature, philosophie), intervient dans le débat public. Dommage que nous n'ayons pas su intégrer des St Augustin, Albert Camus ou d'autres ... La culture générale à l'école Si l'on réfléchit, hors de tout contexte réel et dans une perspective purement idéale à ce que doit transmettre aujourd'hui l'école aux enfants, on pourrait aisément, selon Pierre-Henri Tavoillot (2), s'accorder sur cinq dimensions : Les compétences fondamentales pour l'entrée dans le monde social et culturel : lire, écrire, compter. Des éléments d'une culture spécialisée entendue comme un approfondissement de chacune de ces compétences fondamentales ; autrement dit, des savoirs « disciplinaires » précis touchant aussi bien le domaine des humanités que celui des sciences et des techniques. Des « compétences » générales ou savoir-faire, allant de la découverte des mérites jusqu'à la maîtrise de la bureautique et des langues vivantes étrangères, en passant par les pratiques sportives, technologiques, artistiques... Des normes de comportement et de communication, depuis la « représentation de soi » jusqu'aux règles de politesse et de civilité, en passant par quelques éléments de rhétorique, d'éloquence, d'art épistolaire... Une « culture générale », entendue non comme juxtaposition de savoirs spécialisés, mais comme unité organique des connaissances, dans les sciences comme dans les humanités, susceptible de constituer un fondement solide pour une spécialisation/professionnalisation future. Toutes les sciences peuvent intégrer la culture comme un mode d'expression et de réflexion, c'est ainsi qu'on peut parler d'une culture scientifique, de culture de la recherche, etc. Cette culture générale est l'essence de l'éducation. Le migrant et la culture Le migrant est porteur d'une culture, d'une identité ; il est le témoin d'une civilisation qui fait ou a fait ses preuves. Aujourd'hui, l'incompréhension de la culture de cette nouvelle population est due à l'ignorance des valeurs de l'autre. Contrairement aux clichés répandus, la plupart des migrants ont la volonté profonde de s'intégrer au pays d'accueil sans perdre racine. Ce qu'ils refusent, c'est le fait d'être perçus comme les boucs émissaires des difficultés des sociétés d'accueil dans lesquelles ils vivent. Certains accusent et stigmatisent injustement les migrants d'être incapables de s'intégrer à cause de leur culture, d'être la cause du chômage, d'être ingrats ou déloyaux et incapables de mobilité et d'intégration. Le problème peut être le refus de reconnaître l'altérité, sous prétexte de détenir le seul modèle de vie apte au progrès. Le dialogue interculturel est impératif pour notre monde actuel. L'interculturalité découle de la conscience des limites de chaque culture et de la relativisation de tout ce qui est humain. Elle se manifeste en tant que caractéristique intrinsèquement humaine et donc aussi culturelle. Notes de renvoi 1 Cf. Les intellectuels algériens et la crise de l'Etat indépendant - 2000 2 Pierre-Henri Tavoillot est philosophe. Cf., le débat (juilIet- août 2007)